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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/61

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C’est drôle que je ne puisse pas éprouver, en joie, l’égal de ce que j’ai ressenti de tristesse : tout va se terminer pour le mieux, et pourtant je suis toujours oppressée, haletante, avec un restant de larmes au coin des yeux.

Je me lèvre pour partir. Jean m’enlace :

— Oh ! Nicole : ne partez pas comme cela. Terminons cette ennuyeuse journée sur un bon souvenir…

Il veut m’entraîner vers sa chambre. Vrai, il a du courage : je ne suis pas en train, moi, après ces émotions désagréables. Je m’échappe :

— Jean, laissez-moi rentrer : je suis brisée.

— Méchante !

Il se détourne, contrarié, puis il me prend dans ses bras et me quitte sur un baiser violent et délicieux.

C’est en sortant des Algues, devant les docks, sur les quais du port, parmi cette foule grouillante et gaie de matelots, de pêcheurs, d’artilleurs, que j’ai savouré ma joie. C’est vrai que tout s’arrange dans la vie ; on est bien bête de se faire du tourment !… Ce pauvre Paul : comme il a été bon de se montrer mauvais ! Quel était son but en réalité ? Avait-il vraiment le désir d’assurer mon bonheur, ou l’espoir de voir Jean renoncer à moi ?… Il semblait convaincu… Mais Jean le sceptique m’a enseigné la défiance. Chacun ne recherche que son intérêt : me l’a-t-il dite souvent cette phrase-là !

Qu’importe ! Paul, quelle que fût son arrière-pensée, a contribué à me rendre heureuse…

Il faut que j’empêche papa de sortir demain.




XIII


Ce matin, en me réveillant, j’ai pensé : « C’est aujourd’hui que Jean me demande en mariage. »

À déjeuner, j’interroge papa :

— Que comptes-tu faire, cet après-midi ?

— Mais… un tour à Monte-Carlo, comme d’habitude. Viens-tu avec moi ?

— Écoute, papa : veux-tu me sacrifier ta journée ? J’ai envie que tu restes à la maison.

— Quelle idée ! voyons, ma petite Nicole, il faudra bientôt songer au retour… Profitons des derniers temps de notre séjour pour sortir un peu… Tu exiges que je m’enferme ici par ce beau soleil ?

— Tu m’enfermerais bien dans un salle de jeu.

— Mais, qu’est-ce que cette lubie ?… Depuis un mois, au moins, nous vivons chacun de notre côté : ce n’est pas ma faute, tu t’ennuies là où je m’amuse, et j’ai pour principe de te laisser libre… Je ne te force pas à m’accompagner et tu ne t’en plains guère, ce me semble ? Tu es toujours fourrée chez Mme Schlinder… Pourquoi diable ce caprice de me cloîtrer auprès de toi aujourd’hui ?…

— J’ai mal à la tête ; je me sens un peu souffrante…

— Allons donc ! tu as une mine superbe, tes yeux pétillent. Oh ! Nicole, tu me caches quelque chose !… Tu as un motif pour me faire rester, sans ça tu n’insisterais pas. Voyons : de quoi s’agit-il ?

Une superstition m’empêche de répondre… Je me rappelle une phrase que j’ai lue, précisément, dans l’article d’un ami de Jean, de l’écrivain Sinclair : « Il ne faut pas parler de son bonheur : cela porte malheur. »

J’ai peur d’attirer quelque contretemps, un événement fâcheux qui empêche Jean de venir, si je préviens papa… C’est idiot. Mais, allez donc raisonner la superstition !

Je dis simplement :

— Papa, nous devons recevoir une visite cet après-midi… Je ne peux te nommer le visiteur, ni t’apprendre le mobile de sa démarche : c’est une surprise. Sache seulement qu’il est question d’une chose très importante, très… dont j’ai grande envie. Dis, mon petit père, attends avec patience et sans m’en demander plus long, tu me feras tant de plaisir !

— Tu as besoin de moi, pour ça ?

J’éclate de rire. Il est comique, papa, à un point dont il ne se doute pas ! Je réplique :

— Oh ! oui. Il faut absolument que tu sois consulté.

Papa ne résiste plus : je me suis jetée à son cou, câline, et il est incapable de me refuser ce que je sollicite de cette façon. Il hausse les épaules, s’installe sur le canapé et se plonge mélancoliquement dans la lecture des journaux de Paris.

Je commence à partager mon temps entre la pendule, la fenêtre et la glace.

Voyons, il n’est que deux heures. Quand viendra Jean ? À cinq heures ? C’est bien tard, l’heure des visites… Trois heures ?… Ce serait un peu tôt… Il arrivera sans doute vers quatre heures.

Malgré cette supposition, je ne puis m’empêcher de regarder dans la rue, chaque fois qu’un roulement de voiture se fait entendre. Ou bien je surveille, au tournant de l’avenue de la Gare, les passants de haute taille, à démarche nonchalante.

Puis, je reviens à la cheminée, en face de la glace ; je refais une boucle trop frisée. J’ai