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Page:Marat - Éloge de Montesquieu, éd. Brézetz, 1883.djvu/47

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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

l’apologue des Troglodites[1], il établit, même sans paroître y songer, les grandes vérités qui font la base de notre frêle bonheur dans ce monde ; vérités méconnues par les ignorans, et oubliées par les philosophes de nos jours.

Quittons nos Persans, et ne voyons plus que l’auteur. Quelque importantes que soient les matières qu’il traite, toujours maître de son sujet, il n’abandonne point sa plume au feu de la composition : jamais il ne perd son plan de vue ; du badin il passe au sérieux, du sérieux il repasse au badin ; et tel est l’art avec lequel il mêle l’enjouement d’un censeur aimable aux leçons d’un philosophe austère, qu’il laisse à peine deviner s’il a plutôt dessein d’amuser que d’instruire ses lecteurs.

Je voudrois parler ici de sa touche originale ; mais pour en rendre la légèreté, la délicatesse, la fraîcheur, l’énergie, il faudroit avoir ses pinceaux.

Je ne pousserai pas plus loin l’examen des Lettres persanes. Ce coup d’essay, ou plutôt ce monument éternel d’une philosophie douce, gaie, sublime, annonçoit dans l’auteur un génie rare, également accoutumé à observer et à méditer, profond dans la connoissance du cœur humain, profond dans la connoissance des droits de la nature, profond dans la connoissance des institutions sociales, habile à démêler les ressorts les plus cachés de la politique, fait pour porter le flambeau de la justice dans le dédale des loix, adorant la vérité, et ne craignant jamais de lui rendre hommage ; mais sachant cacher les leçons arides de la froide raison sous les fictions enchanteresses d’une imagination brillante.

Parmy tant de beautés, et de beautés si séduisantes, s’il étoit permis d’apercevoir quelques légers déffauts, je dirois

  1. On prétend que du côté de Mescher (Charente-Inférieure) il existait des Troglodites qui vivaient dans les rochers qui bordent la Gironde à cet endroit. Est-ce là ce qui a donné à Montesquieu l’idée de cet apologue ?