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Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/87

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prendrais sans scrupule tout ce qu’il voudrait me donner ; c’était là mon arrangement.

Au bout de quatre jours on m’apporta mon habit et du linge ; c’était un jour de fête, et je venais de me lever quand cela vint. À cet aspect, Toinon et moi nous perdîmes d’abord toutes deux la parole, moi d’émotion de joie, elle de la triste comparaison qu’elle fit de ce que j’allais être à ce qu’elle serait : elle aurait bien troqué son père et sa mère contre le plaisir d’être orpheline au même prix que moi ; elle ouvrait sur mon petit attirail de grands yeux stupéfaits et jaloux, et d’une jalousie si humiliée, que cela me fit pitié dans ma joie : mais il n’y avait point de remède à sa peine, et j’essayai mon habit le plus modestement qu’il me fut possible, devant un petit miroir ingrat qui ne me rendait que la moitié de ma figure ; et ce que j’en voyais me paraissait bien piquant.

Je me mis donc vite à me coiffer et à m’habiller pour jouir de ma parure ; il me prenait des palpitations en songeant combien j’allais être jolie : la main m’en tremblait à chaque épingle que j’attachais : je me hâtais d’achever sans rien précipiter pourtant ; je ne voulais rien laisser d’imparfait : mais j’eus bientôt fini, car la perfection que je connaissais était bien bornée ; je commençais avec des dispositions admirables, et c’était tout.

Vraiment, quand j’ai connu le monde, j’y faisais bien d’autres façons : les hommes parlent de science et de philosophie ; voilà quelque chose de beau en comparaison de la science de bien placer un ruban, ou de décider de quelle couleur on le mettra !

Si on savait ce qui se passe dans la tête d’une coquette en pareil cas, combien son âme est déliée et pénétrante ; si on voyait la finesse des jugements qu’elle fait sur les modes qu’elle essaie, et puis ce qu’elle rebute, et puis ce qu’elle hésite à choisir, et qu’elle choisit enfin par pure lassitude ; car souvent elle n’est pas contente, et son idée va toujours plus loin que son exécution ; si on savait ce que je dis là, cela ferait peur, cela humilierait les plus forts esprits, et