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Page:Marivaux - Théâtre, vol. I.djvu/357

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que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui.

Lisette.

Quel fantasque avec ces deux visages !

Silvia.

N’est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien, chez lui, c’est un homme qui ne dit mot, qui ne rit ni qui ne gronde ; c’est une âme glacée, solitaire, inaccessible. Sa femme ne la connaît point, n’a point de commerce avec elle ; elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui l’environne. N’est-ce pas là un mari bien amusant ?

Lisette.

Je gèle au récit que vous m’en faites ; mais Tersandre, par exemple ?

Silvia.

Oui, Tersandre ! Il venait l’autre jour de s’emporter contre sa femme ; j’arrive, on m’annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé ; vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes. Qui est-ce qui croit que sa femme est à plaindre avec lui ? Je la trouvai tout abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer ; je la trouvai comme je serai peut-être ; voilà mon portrait à venir ; je vais du moins risquer d’en être une copie. Elle me fit pitié, Lisette ; si j’allais te faire pitié aussi ! Cela est terrible ! qu’en dis-tu ? Songe à ce que c’est qu’un mari.