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Page:Marivaux - Théâtre complet (extraits), 1967.djvu/6

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ACTEURS

La Vallée ; Monsieur Rémy, marchand ; Monsieur Thibaut, notaire ; Le Second Notaire ; Le Neveu de Mademoiselle Habert ; Madame Alain ; Mademoiselle Habert; Agathe, fille de Madame Alain ; Javotte, servante de Madame Alain.


la scène est à paris, chez madame alain.

Scène I

La Vallée, Mademoiselle Habert.

LA VALLÉE : Entrons dans cette salle. Puisqu’on dit que Madame Alain va revenir, ce n’est pas la peine de remonter chez vous pour redescendre après ; nous n’avons qu’à l’attendre ici en devisant.
MADEMOISELLE HABERT : Je le veux bien.
LA VALLÉE : Que j’ai de contentement quand je vous regarde ! Que je suis aise ! On dit que l’on meurt de joie ; cela n’est pas vrai, puisque me voilà. Et si je me réjouis tant de notre mariage, ce n’est pas à cause du bien que vous avez et de celui que je n’ai pas, au moins. De belles et bonnes rentes sont bonnes, je ne dis pas que non, et on aime toujours à avoir de quoi ; mais tout cela n’est rien en comparaison de votre personne. Quel bijou !
MADEMOISELLE HABERT : Il est donc bien vrai que vous m’aimez un peu, La Vallée ?
LA VALLÉE : Un peu, Mademoiselle ? Là, de bonne foi, regardez-moi dans l’œil pour voir si c’est un peu.
MADEMOISELLE HABERT : Hélas ! ce qui me fait quelquefois douter de votre tendresse, c’est l’inégalité de nos âges.
LA VALLÉE : Mais votre âge, où le mettez-vous donc ? Ce n’est pas sur votre visage ; est-ce qu’il est votre cadet ?
MADEMOISELLE HABERT : Je ne dis pas que je sois bien âgée ; je serais encore assez bonne pour un autre.
LA VALLÉE : Eh bien ! c’est moi qui suis l’autre. Au surplus, chacun a son tour pour venir au monde ; l’un arrive le matin et l’autre le soir, et puis on se rencontre sans se demander depuis quand on y est.
MADEMOISELLE HABERT : Vous voyez ce que je fais pour vous, mon cher enfant.
LA VALLÉE : Pardi, je vois des bontés qui sont des merveilles ! Je vois que vous avez levé un habit qui me fait brave comme un marquis ; je vois que je m’appelais Jacob quand nous nous sommes connus, et que depuis quinze jours vous avez eu l’invention de m’appeler votre cousin, Monsieur de la Vallée. Est-ce que cela n’est pas admirable ?
MADEMOISELLE HABERT : Je me suis séparée d’une sœur avec qui je vivais depuis plus de vingt-cinq ans dans l’union la plus parfaite, et je brave les reproches de toute ma famille, qui ne me pardonnera jamais notre mariage quand elle le saura.
LA VALLÉE : Vraiment, que n’avez-vous point fait ! Je ne savais pas la civilité du monde, par exemple, et à cette heure, par votre moyen, je suis poli, j’ai des manières. Je proférais des paroles rustiques, au lieu qu’à présent je dis des mots délicats : on me prendrait pour un livre. Cela n’est-il pas bien gracieux ?
MADEMOISELLE HABERT : Ce n’est pas votre bien qui me détermine.
LA VALLÉE : Ce n’est pas ma condition non plus. Finalement, je vous dois mon nom, ma braverie, ma parenté, mon beau langage, ma politesse, ma bonne mine ; et puis vous m’allez prendre pour votre homme comme si j’étais un bourgeois de Paris.
MADEMOISELLE HABERT : Dites que je vous épouse, La Vallée, et non pas que je vous prends pour mon homme ; cette façon de parler ne vaut rien.
LA VALLÉE : Pardi, grand merci, cousine ! Je vous fais bien excuse, Mademoiselle : oui, vous m’épousez. Quel plaisir ! Vous me donnez votre cœur qui en vaut quatre comme le mien.
MADEMOISELLE HABERT : Si vous m’aimez, je suis assez payée.