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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/10

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flancs fortement bombés, venait de jeter l’ancre devant la ville. Des matelots perchés sur les vergues carguaient la dernière voile. Tout sur le pont était en mouvement. Le capitaine donnait ses ordres pour faire descendre les deux chaloupes à l’eau ; des matelots tiraient sur les câbles. On entendait le grincement des poulies, les cris du sifflet du contremaître, et des jurons qui tombaient de la mâture.

Quelques passagers, debout sur la poupe, regardaient avec curiosité les soixante-dix maisons[1] éparses à la basse-ville et sur les hauteurs de Québec, ainsi que les côtes élevées et sauvages qui entouraient la ville et dont les cimes boisées, aux sombres dentelures, se découpaient hardiment sur l’horizon rosé par les feux du soleil levant. Parmi ces émigrés qui avaient ainsi quitté le beau pays de France pour venir apporter à la colonie naissante leur contingent de sueurs et de sang, il en était un surtout, qui se faisait remarquer par sa bonne mine et son grand air. On voyait qu’il était gentilhomme.

Pourtant son costume se ressentait, soit des fatigues du voyage, soit peut-être aussi, et j’incline à croire cette dernière assertion, du frottement par trop prolongé de l’aile du temps. Quoique campé crânement sur l’oreille gauche, son feutre gris avait évidemment dû voir bien du pays et essuyer beaucoup d’orages depuis qu’il était sorti des mains de certain chapelier de Caudebec. Ses larges bords s’affaissaient quelque peu et sa couleur grise primitive tirait singulièrement sur le jaune pâle.

Un pourpoint, sorte de gilet très court, en drap rouge garni de passements d’or un peu ternis, enserrait ses épaules, par dessus lesquelles retombait un ample manteau de route, en drap couleur de musc, que relevait par derrière le fourreau d’une épée retenu sur la hanche gauche par un baudrier encore assez richement brodé d’argent. Entre les deux pans de ce manteau, apparaissaient d’abord le haut-de-chausses, d’une couleur écarlate qui avait dû être vive quelques mois auparavant, mais qui tendait maintenant à prendre une teinte violette, puis les plis bouffants de la chemise, que le peu de longueur du pourpoint laissait librement voir au-dessus du haut-de-chausses. Car la mode du temps le voulait ainsi.

Enfin de lourdes bottes de voyage, à éperons d’argent, et dont l’entonnoir affaissé s’évasait au-dessus du genou, chaussaient ses pieds, petits comme ceux de tout homme de bonne race.

Malgré l’état assez délabré de son costume, notre gentilhomme avait bonne et fière mine. Il était grand, brun, et sa figure longue mais fine accusait vingt-huit ans. Dominée par un nez fortement aquilin, sa lèvre supérieure disparaissait sous une moustache noire, dont les bouts, soigneusement frisés, serpentaient coquettement aux coins de sa bouche ferme et moqueuse, tandis qu’une royale se tordait en spirale sur un menton avancé, dont la forme annonçait un joyeux appétit. La mode de porter la barbe commençait à se passer à la cour du jeune roi, et pourtant les gens de guerre conservaient encore ces belles moustaches du temps de Richelieu, qui donnaient un air si crâne et que les femmes aimaient tant.

— Cap-de-diou ! s’écria-t-il soudain, (car c’était un brave enfant de la Gascogne que le sieur Robert du Portail, chevalier de Mornac) le beau cap !

Et son œil noir et intelligent montait et se promenait sur le Cap-aux-Diamants.

— Mais sangdiou ! la pauvre petite ville que cette capitale où nous venons faire la cour à dame Fortune !

Il disait cela avec ce diable d’accent gascon, unique en son genre, et que nous nous garderons bien de vouloir imiter en ce récit.

Puis, abaissant son regard jusqu’à l’eau :

— Oh ! mais, capitaine, dites donc, quel est ce gros homme coiffé d’un bonnet rouge, et qui emplit à lui seul l’arrière de la chaloupe que l’on voit s’approcher ?

— Ce doit être notre joyeux hôtelier, compère Jacques Boisdon, répondit le capitaine en se penchant sur le bastingage pour mieux examiner ceux qui montaient l’embarcation signalée.

— Celui qui tient l’unique hôtellerie de Québec ?

— Précisément, et, comme je vous l’ai déjà dit, c’est chez lui qu’il vous faudra descendre.

La chaloupe du père Jérôme Thibault arrivait en longeant le navire et la face épanouie de Jacques Boisdon apparaissait souriante au-dessus du ventre rebondi qui, à chaque oscillation du canot, ballottait lourdement sur les genoux de l’aubergiste.

— Mordiou ! la bonne trogne ! ricana le Gascon. Si j’avais sur le chaton de ma bague autant de rubis que ce gaillard en a sur le nez, je pourrais rebâtir le château de Mornac, ce pauvre manoir de mes aïeux dans les ruines duquel nichent en paix les hirondelles. Oh ! cadédis ! la belle outre à gonfler de vin que cette large panse !

En ce moment, plusieurs interpellations, parties de tous les points du vaisseau, indiquèrent au Gascon à quel point l’aubergiste était populaire parmi les marins.

— Hé ! bon jour, père Boisdon. Comment ça va-t-il, vieux cachalot ? Et dame Pétue se porte comme un charme ? Buvons-nous toujours sec, grosse éponge !

Puis une voix grêle qui descendait du bout de la grande vergue :

— Père Boisdon, mes amours ! avons-nous encore de ce bon vieux guildive du petit tonneau rouge. Hé ! dites donc, vieux loup de terre ?

Boisdon, ahuri par tant de questions, levait en l’air sa figure apoplectique et criait de sa voix grasse :

    de Lamontagne lui vient d’un individu qui s’appelait ainsi et demeurait quelque part sur le parcours de la côte. Chacun sait que le Magasin se trouvait au lieu où s’élève aujourd’hui l’église de la basse-ville, et que c’était le premier édifice construit à Québec du temps de Champlain. Depuis que ces lignes ont été écrites, notre cher abbé Laverdière est mort, emportant avec lui dans la tombe la solution d’une foule de problèmes historiques connue de lui seul et les regrets universels de tous ceux qui, en Canada, s’occupent d’exhumer les souvenirs de notre histoire de la poussière du passé.

  1. Tel était le nombre d’habitations qu’il y avait alors à Québec. Voir l’histoire du Canada de M. Ferland, tome II, page 37 (en note.)