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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/15

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autant par des gestes très animés, même des bonds, que par la parole.

L’un des Iroquois, porteur d’un long calumet tout bourré de pétun, l’alluma et le présenta au chef. Celui-ci le prit, fuma gravement quelques bouffées, et passa la pipe au gouverneur, qui dut en faire autant. Lorsque le calumet de paix eut circulé par toutes les bouches françaises, il revint aux Iroquois, qui achevèrent de consumer le tabac qu’il contenait.

Durant ce temps, Mornac s’essuyait la bouche à la dérobée.

— Mordiou ! grommelait-il, c’est un cérémonial assez malpropre que celui-là !

Les Iroquois avaient apporté vingt colliers de grains de porcelaine, [1] qui représentaient les différentes propositions à faire. Toutes avaient rapport à la paix dont la conclusion faisait l’objet de cette ambassade. Chaque collier avait une signification particulière. L’un aplanissait les chemins, l’autre rendait les rivières calmes, un troisième enterrait les haches de guerre, d’autres signifiaient qu’on se visiterait désormais sans crainte et sans défiance, les festins qu’on se donnerait mutuellement, l’alliance entre toutes les nations, et le reste.

Griffe-d’Ours s’expliquait passablement en français. Il l’avait appris des nombreux captifs que les Agniers emmenaient dans leur bourgade.

Il se leva lorsque la pipe fut éteinte, et prit un collier, qu’il présenta au gouverneur en lui disant :

« Ononthio, prête l’oreille à ma voix ; tous les Iroquois parlent par ma bouche. Aucun mauvais sentiment ne se cache en mon cœur, et mes intentions sont droites comme la flèche d’un guerrier. Nous savions bien des chansons de guerre (nos mères nous en ont bercés) ; mais nous les avons toutes oubliées, et nous ne connaissons plus que des chants de paix et d’allégresse. »

Il s’arrêta et se mit à chanter. Ses collègues, s’étant aussi levés debout, marquaient la mesure avec leur hé ! qu’ils tiraient du fond de leur poitrine, se promenaient à grands pas et gesticulaient d’une étrange manière.

Mornac ouvrait des yeux grands comme des piastres d’Espagne, et retenait à grand’peine un fou rire qui lui chatouillait la gorge.

Au bout de quelques instants, le chant cessa ; les Iroquois se rassirent, à l’exception de Griffe-d’Ours, qui continua sa harangue en ces termes :

« Voyant la sincérité de ses enfants, Ononthio leur fera sans doute l’honneur de vouloir travailler à la paix dans leurs cabanes. Ce n’est pas que nous soyons forcés de la demander. Oh ! non. Nos guerriers sont venus plus souvent jeter leurs cris de guerre aux portes de vos bourgades que nous n’avons vu les soldats blancs du haut des palissades de nos villages.

« Celui qui a fait le monde m’a donné la terre que j’occupe ; j’y suis libre ; nul n’a le droit de m’y commander ; mais personne ne doit trouver mauvais que je mette tout en usage pour empêcher que la terre ne soit continuellement troublée. Nous sommes las d’un massacre d’hommes qui devraient vivre en frères. Nos bras se refusent à frapper davantage, et nos haches de guerre glissent de nos mains engourdies, et retombent sans force sur le bord du sentier. Sans nous baisser pour les ramasser, nous venons trouver notre père Ononthio ; et, moi, qui parle au nom de tous, je me lève, je lui tends ce collier et lui dis : accepte-le, mon père, et nos haches se couvriront de terre, et les enfants ne sachant plus où les retrouver, les laisseront se rouiller dans l’inaction pour toujours. »

Il prit successivement dix-sept autres colliers, et se donna beaucoup de mouvement pour en expliquer la destination. Tantôt il se baissait comme pour arracher une pierre ou un tronc d’arbre du milieu d’un sentier, afin de signifier que le chemin allait être aplani par la paix ; tantôt il feignait de ramer longtemps, ce qui voulait dire que les rivières couleraient désormais paisibles depuis Agnier jusqu’à Québec, sans qu’aucune embûche n’en en troublât le parcours.

Rien qu’à le voir se démener ainsi, Mornac suait à grosses gouttes.

– Drôle d’éloquence, sandis ! pensait-il.

Enfin Griffe-d’Ours s’empara du dernier collier et dit sur un ton plus triste :

« Tandis que je venais trouver mon père, il me semblait entendre des voix plaintives qui s’élevaient de terre. D’abord, je crus m’être trompé ; je ne voyais que l’herbe qui poussait verte et serrée sur les bords du sentier dans lequel mon pied marchait librement. Les mêmes lamentations déchirant toujours mon oreille, je m’arrête encore. Je me penche vers la terre et j’entends plus distinctement ces voix. Elles s’écriaient : « Mon fils, mon frère, mon cousin chéri, ne reconnais-tu donc pas la voix de tes parents couchés sur le sentier de guerre par les balles des blancs ? Oh ! oui, n’est-ce pas ? car tu t’en vas nous venger ? » Non, chers parents, répondis-je, en contenant les transports de ma douleur. Vous n’avez été déjà que trop vengés. Si Ononthio penchait aussi son oreille vers le gazon qui verdoie aux alentours de ses villages, les cris de ses enfants que nous avons immolés feraient aussi saigner son cœur, et la guerre n’aurait plus de fin. Aussi m’en vais-je le trouver et lui dire : « Mon père, si ceux qui sont déjà morts se plaignent tant, que sera-ce donc, si nos combats durent encore de longues années ? Les sanglots des trépassés deviendront si bruyants que notre sommeil même en sera troublé, et leurs sollicitations de vengeance si pressantes que la guerre ne finira que par l’extinction de l’une ou de l’autre race. »

« Me voici, et je jette cette pierre (il montrait le dernier collier,) sur la sépulture de ceux qui sont morts pendant la guerre, afin que

  1. Avant l’arrivée des Européens dans le pays, les Sauvages confectionnaient ces colliers avec l’intérieur de certains coquillages ; mais comme ces wampums leur coûtaient beaucoup de travail, ils leur préférèrent bientôt les colliers de verroterie, dès que les blancs vinrent en contact avec les aborigènes de l’Amérique septentrionale.