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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/22

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Alors on ne sera point tenté de rire de mes vains efforts, et l’on pourra même croire que, jaloux d’exposer aux yeux de tous cette vierge de ma pensée, j’en ai précieusement enfoui les traits divins en mon âme, pour les remettre un jour à Dieu, l’éternel dispensateur des belles inspirations.

D’abondants cheveux noirs, artistement frisés, après s’être joués, sur le sommet du front et sur les tempes, en arabesques capricieuses où l’art se montrait pourtant, jaillissaient en cascades et s’en allaient ruisseler sur ses épaules.

Encadré par ces boucles luxuriantes et soyeuses, le galbe ovale de son visage au teint digne de la plus fraîche blonde, ressortait ainsi que la blanche figurine des camées antiques éclate sur le fond bruni qui la fait si bien valoir. Sous le front un peu plus haut que ne le veut le statuaire classique, mais blanc et poli comme un marbre et laissant rayonner l’intelligence de la pensée, scintillaient des yeux d’un brun doré, dont l’éclair jaillissait, entre leurs grands cils soyeux, comme un vif rayon de soleil répercuté par l’eau limpide d’une source ombragée de longs roseaux doucement bercés par la brise. L’arc des sourcils s’accusait à peine ; on eût dit la trace légère du coup de pinceau d’une fée artiste. Le nez, au pur profil grec, laissait entrevoir de fines narines roses comme l’émail intérieur de ces beaux coquillages des mers du Midi. Quant à la bouche, fraîche telle qu’une fleur sous la rosée du matin et savoureuse comme la chair d’une pêche, lorsqu’elle s’entrouvrait pour sourire et laissait miroiter le brillant reflet de dents petites, régulières et plus blanches que le collier de perles qui s’enroulait, plus bas, autour du beau cou de la jeune fille, on aurait cru voir les lèvres vermeilles de l’un de ces chérubins qui sourient à la Vierge de Murillo, en l’emportant à Dieu sur leur phalange radieuse.

Si vous ajoutez aux détails de ses traits enchanteurs une expression de suprême dignité, avec le grand air de reine que lui donnait sa belle taille, vous aurez comme une idée, comme un rêve des exquises perfections physiques de Mlle Jeanne de Richecourt.

Pour ce qui est de ses qualités morales, la suite du récit fera voir que son âme était digne d’habiter un si beau corps. Car jamais le Créateur n’aurait pu se décider à gâter une aussi riche organisation en la dotant d’un esprit médiocre dans la pensée comme dans les actions généreuses.

Mademoiselle de Richecourt était orpheline, et bien courte était son histoire, du moins ce qu’on en savait dans le pays.

Quatre années auparavant (elle n’avait que seize ans alors) Jeanne était débarquée d’un vaisseau qui arrivait de France, avec un vieillard à l’air morose et souffrant. C’était son père. Durant les quelques mois qui suivirent son arrivée le vieillard vécut fort retiré avec sa fille, ne voyant à peu près personne, excepté toutefois M. Claude Petiot des Corbières, chirurgien, qui le visitait tous les jours. Par l’indiscrétion d’une servante on sut bientôt que M. de Richecourt souffrait de blessures graves. Étaient-elles récentes, ou les fatigues de la traversée, qui avait été fort longue, les avaient-elles rouvertes ? Voilà ce qu’on ignorait pourtant. Toujours est-il que, six mois après son arrivée dans le pays, le vieillard s’éteignit entre les bras de sa fille et entouré des soins de M. des Corbières. Avant de mourir, il pria le chirurgien de placer Jeanne dans une bonne famille de Québec, en évitant toutefois de la confier à des personnes dont le rang trop élevé attirerait sur elle l’attention des étrangers que leur noblesse ou leurs dignités mettaient immédiatement en rapport avec l’aristocratie de Québec. Quel était le but du mourant en agissant ainsi, c’est ce que nous saurons probablement plus tard.

M. des Corbières, qui était garçon et n’aurait pu prendre chez lui Mlle de Richecourt, la confia à Mme Guillot, née d’Abancour, veuve de M. Jean Jolliet et remariée, depuis 1651, à M. Godfroy Guillot, qui venait de mourir et de la laisser libre une seconde fois, à l’époque où l’on va voir se nouer ce drame (1664) ; puisque nous constatons que l’infatigable veuve devait convoler en troisième noces, le 6 novembre 1665, avec M. Martin Prevost. M. des Corbières connaissait bien Mme Guillot, vu que l’on remarque, dans un acte notarié, que le chirurgien était présent au contrat de mariage de François Fortin et de Marie Jolliet, fille du premier lit de Mme Guillot.[1]

Mlle de Richecourt avait déjà reçu une éducation supérieure dans l’un des meilleurs couvents de France. Cependant elle voulut entrer au pensionnat des Ursulines. La mort de son père l’avait tellement abattue, découragée, qu’elle eut d’abord l’idée de s’y faire religieuse. Mais le temps qui use tout, même la douleur, la vue des austérités et de la vie monotone du cloître, lui révélèrent bientôt ses vraies inclinations. Elle se sentait attirée vers une existence plus brillante. Le peu qu’elle avait entrevu du monde avant de quitter la France lui rappelait maintenant qu’elle était née pour en goûter les plaisirs ou du moins pour prendre part à ses agitations. Comme elle était douée d’une âme ardente, d’une imagination romanesque et de ce chevaleresque esprit qu’elle tenait des comtes de Richecourt, ses aïeux, dont les hauts faits remontaient par-delà les croisades, c’était évidemment un horizon moins borné que les murs d’un couvent qui devait contenir cet ardent caractère. À part cela, en fille noble et de grande lignée, Jeanne aimait passionnément la toilette, goût encore très opposé au vœu de pauvreté monastique. Qu’on veuille bien ne lui pas reprocher ce penchant ; elle avait été élevée dans le luxe, et son père, qui avait dû jouir d’une grande fortune en France, avait laissé d’assez bons revenus à sa fille pour lui permettre de vivre, au Canada, selon sa naissance et sa fantaisie. Aussi, chaque année, faisait-elle venir ses toilettes de France. Étant jeune et belle, n’était-il pas dans l’ordre qu’elle eût le goût du beau.

On conçoit qu’avec de pareilles dispositions Mlle de Richecourt ne pouvait pas rester longtemps au couvent des Ursulines. Elle en sor-

  1. Dictionnaire généalogique de M. Tanguay, au mot Petiot (Claude).