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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/54

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sortir du ouigouam de la Perdrix-Blanche et lui avait dit qu’il le tuerait s’il le revoyait encore entrer dans la cabane où logeait la vierge pâle.

Griffe-d’Ours lui-même n’avait pas encore tenté de revoir la jeune fille. Mornac le savait, et jusqu’à ce jour il était resté tranquille, prêt pourtant à agir à la première occasion.

Quant à Vilarme, il faut croire que Griffe-d’Ours l’avait signalé à la vigilance de la Corneille ou que celle-ci était fort jalouse. À peine le malheureux remplaçant du Serpent-Vert faisait-il un pas hors de la cabane de sa moitié que cette dernière l’y faisait rentrer à grands coups de bâton. Vilarme avait d’abord voulu regimber, mais il avait toujours eu le dessous dans ses luttes avec la Corneille, une fière femme, je vous le jure, et maintenant il filait doux.

On était aux premiers jours de novembre. Jeanne de Richecourt encore faible, reposait assise sur une peau d’ours, dans un coin de la cabane.

Il lui avait fallu beaucoup d’énergie pour supporter les incommodités de la vie sauvage qui était des plus grossières, quoi qu’en aient écrit Chateaubriand et bien d’autres.

D’abord, pour une femme délicatement élevée et malade, c’était une triste nourriture que de l’anguille fumée, des bouillons impossibles à la chair de chien, et d’autres salmigondis sans sel et sans épices, ainsi que des galettes de farine de maïs grossièrement moulu ou plutôt pilé dans des mortiers.

Nos peuplades sauvages avaient peu d’égards pour leur estomac et ne connaissaient point les douceurs de la table. La chair de chien faisait leurs délices, et encore n’en mangeaient-ils pas souvent vu qu’on la réservait pour les grands galas. Quant à la venaison ils n’en mangeaient, pour ainsi dire, que dans leurs expéditions de chasse ou de guerre. Le sauvage, indolent, ne prenait pas la peine de sortir du village, en temps ordinaires, pour se procurer de la venaison fraîche. On faisait une, deux grandes chasses par an, et toute la viande qui en provenait était aussitôt fumée et convertie en pémican. L’on vivait là-dessus durant la plus longue partie de l’année.

Pour ce qui est de leurs cabanes, elles étaient de la plus grande malpropreté. Les punaises et les puces y avaient le droit de cité le mieux établi, et les chiens, sales, hargneux et voraces, y étaient presque les égaux des maîtres avec lesquels ils couchaient pêle-mêle et mangeaient habituellement. Bien que les Iroquois, dont le nom voulait dire faiseurs de cabanes, se logeassent mieux que les autres Sauvages, leurs habitations n’avaient guère d’autre commodité que de les mettre à l’abri des plus graves intempéries des saisons.

Leurs ouigouams avaient ordinairement quatre-vingts pieds de longueur, vingt-cinq ou trente de large et vingt de haut, quelquefois plus et souvent moins encore. Ces cabanes étaient couvertes d’écorces de bouleau, ou de bois blanc. À droite et à gauche régnait à l’intérieur une estrade d’environ neuf pieds de largeur sur un pied d’élévation ; elle servait de lit. Le feu se faisait entre ces deux estrades, et la fumée sortait par une ouverture pratiquée au milieu du toit et qui laissait voir le firmament. J’allais dire le ciel, mais un assez grave inconvénient causé par cette cheminée primitive, m’en empêche : lorsqu’il neigeait et que le vent venait à rafaler à l’intérieur, c’était un vrai supplice que d’être obligé d’y rester. La fumée devenait alors tellement suffocante qu’il fallait mettre la bouche contre terre pour respirer, tant ces âcres vapeurs saisissaient à la gorge, au nez et aux yeux.

Le jour où nous rejoignons Mlle de Richecourt sous le ouigouam de la Perdrix-Blanche, comme le vent soufflait par rafale, la fumée aveuglait la pauvre enfant dont les yeux et la gorge étaient en feu.

Elle mangeait tristement une fade sagamité de maïs et disputait avec peine à deux gros chiens, l’écuelle où ceux-ci s’efforçaient de porter le museau. Malgré ces désagréments, sa pensée était plutôt arrêtée sur sa situation morale que sur ses souffrances physiques.

Grâce à la hardiesse de Mornac qui ne craignait pas d’exposer sa vie chaque jour pour venir la rassurer, Jeanne savait que Griffe-d’Ours n’avait encore rien osé tenter contre elle. Mais maintenant que la santé lui revenait, quel horrible sort l’attendait donc ?

Instinctivement elle passa la main sous la peau d’ours qui lui servait de natte, et s’assura que son petit poignard y était encore. Sa figure se rasséréna au contact du stylet qu’elle avait réussi à dérober aux regards de la Perdrix-Blanche.

— Si je suis obligée de m’en servir, pensait-elle, Dieu voudra bien me pardonner.

Elle était plongée dans ces réflexions, quand la peau qui fermait l’entrée du ouigouam s’écarta lentement. La Perdrix-Blanche étant sortie depuis quelques moments, Jeanne, qui s’était recouchée, pensa que c’était elle qui revenait, et ne s’en troubla pas. Mais, tout à coup elle aperçut, à quelques pieds de son lit, Griffe-d’Ours qui la regardait.

Elle se mit sur son séant et sa main frémissante alla chercher le stylet caché sous la peau d’ours ; mais elle se garda bien pourtant de le laisser voir.

— Tant que la vierge blanche a été bien malade, dit Griffe-d’Ours, le chef n’a pas voulu pénétrer jusqu’à elle, de peur d’augmenter son mal. Mais la Perdrix-Blanche m’a dit que la vierge pâle est mieux et je suis venu lui dire que je m’en réjouis.

Jeanne effrayée n’osait rien dire de peur d’irriter l’Iroquois qu’elle fixait de ses grands yeux bruns fatigués par la fièvre, quand elle s’aperçut que la portière du ouigouam s’entrouvrait pour laisser passer doucement une curieuse figure de sauvage. Cette tête avait bien les cheveux relevés sur le sommet du crâne, avec une plume au milieu, à la manière iroquoise, mais ils n’étaient pas rasés au-dessus du front et des tempes ; les joues étaient peintes de couleurs voyantes, mais sillonnées contrairement aux us sauvages, de longues moustaches en croc. C’était bien la plus drôle de tête de guerrier des Cinq Cantons !

Apparemment qu’elle n’avait rien qui pût effrayer ; car à sa vue, Jeanne sembla rassurée