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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/78

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tous les deux se regardèrent froidement comme s’ils ne s’étaient jamais vus.

Joncas qui avait couru longtemps les bois et qui, comme trappeur, avait eu des relations fréquentes avec les habitants de la Nouvelle-Hollande parlait assez bien la langue de cette population. Muni d’une forte somme que Mme Guillot lui avait remise il s’était rendu à Orange après avoir laissé ses deux compagnons dans la grotte du champ des morts.

Au fort d’Orange il s’était procuré un canot, un baril de poudre, quatre d’eau-de-vie et s’était embarqué avec ces marchandises sur la rivière Manhatte qu’il avait remontée jusqu’au grand village d’Agnier.

Quand on eut entassé à l’envi aux pieds du faux marchand des paquets de pelleteries de toutes sortes, des souliers de peau de caribou et des raquettes, il se mit à choisir ce qui lui convenait et à discuter les prix avec toute l’âpreté d’un véritable commerçant.

Ces négociations durèrent une bonne heure au bout de laquelle on entendit des cris de triomphe qui partaient de la bordure du bois.

C’était le parti de chasseurs qui revenait chargé de gibier.

Griffe-d’Ours s’informa de la cause du rassemblement qui s’était fait au milieu du village et s’approcha comme les autres de Joncas qui le regarda d’un œil indifférent et qu’il ne reconnut point.

— Quelles sortes de marchandises mon frère a-t-il donc apportées ? demanda l’Iroquois à Joncas.

— De la poudre et de l’eau-de-feu, chef.

— De l’eau-de-feu ! s’écria Griffe-d’Ours dont les traits s’animèrent aussitôt. Il ne nous manquait plus que cela pour notre festin, dit-il aux siens.

— Nous y avons pensé, répondirent les Sauvages, et chacun, ce soir, en aura sa part.

— Oah ! repartit Griffe-d’Ours avec satisfaction. Notre frère blanc partagera-t-il avec nous le grand repas à tout manger ?

— Je le voudrais bien, répondit Joncas, mais je dois être de retour à Orange durant la nuit, et il faut que je parte tout de suite.

— Mon frère est libre de s’en aller quand il voudra.

Joncas s’inclina sans répondre, et, ses échanges faits, demanda qu’on l’aidât à emporter ses emplettes jusqu’au canot.

On s’empressa de l’obliger.

Quand il eut placé ses effets sur l’embarcation, il salua de la main tous ceux qui l’avaient escorté, s’assit à l’arrière de sa pirogue qui se mit à descendre aussitôt le courant et disparut au prochain détour de la rivière.

Joncas suivit ainsi le fil de l’eau près d’une demi-lieue au dessous de la bourgade. Là, bien sûr qu’on ne pouvait plus le voir et qu’il n’était pas épié, il s’orienta. Sur la rive gauche il reconnut un gros arbre qu’il avait remarqué. À trois reprises il imita le cri strident et cassé du martin-pêcheur.

Du massif d’arbres qui bordaient la rive le même signal répondit au sien, et Joncas poussa son canot vers le bord qu’il atteignit en quelques coups d’aviron.

La tête et le corps nu d’un Sauvage sortirent d’une touffe de broussailles.

— Le Renard-Noir est-il fatigué de m’attendre ? demanda Joncas.

— Un vrai Huron ne connaît pas la fatigue, répondit fièrement le Sauvage. Mon frère a-t-il réussi ?

— Oui. L’eau-de-feu coulera pendant le festin de cette nuit.

Andeya ! (Voilà qui est bien.)

— Cachons le canot sous ces branchages et dépêchons-nous d’emporter tout cela.

Dix minutes plus tard ils s’enfonçaient dans la forêt.

Chargés d’effets, ils n’allaient que lentement et vu qu’il leur fallait tourner au loin le village pour ne pas être aperçus, l’obscurité du soir descendait sur la forêt quand ils pénétrèrent dans la grotte. Jolliet les y attendait le mousquet au poing tout en prêtant l’oreille aux rumeurs inaccoutumées qui venaient de la bourgade.

— Il paraît que les réjouissances ont commencé là-bas et que mon eau-de-vie dégourdit ces gredins, remarqua Joncas. Tout va bien, monsieur Louis, et il est probable que, cette nuit, vos amis seront libres. Mais, dites-moi donc un peu, cette caverne a bien changé de façon, depuis que je suis parti. Pourquoi cette pierre coupe-t-elle maintenant le souterrain en deux ?

Jolliet lui exposa que ce quartier de roc s’était affaissé pendant le tremblement de terre de la nuit précédente.

Joncas s’en approcha et hocha plusieurs fois la tête.

— Enfin ! dit-il, prenons d’abord une bouchée. Nous porterons ensuite ces fourrures et ces souliers au fond de la caverne, avant de nous glisser vers le village.

Pendant leur frugal repas, ils discutèrent de nouveau le plan qu’ils avaient formé pour l’évasion des captifs. L’on ne se leva que lorsque chacun eut sa part de l’exécution bien marquée d’avance.

Le Renard-Noir se pencha un instant hors de la grotte et prêta l’oreille aux rumeurs confuses de la nuit.

— Le festin est commencé, dit-il ; le village est plus paisible.

— Dépêchons-nous alors, repartit Joncas ; la nuit est assez faite pour que nous nous approchions de la bourgade. Glissez-vous au fond de la caverne avec M. Jolliet. Vous recevrez les ballots à mesure que je vais vous les passer.

Jolliet et le Huron se traînèrent sur les genoux et les mains, sous la pierre menaçante et Joncas se mit à leur pousser les marchandises qu’il s’était procurées à Agnier. Ses deux compagnons les tiraient de leur côté pour les placer ensuite au fond de la grotte.

Il ne restait plus qu’un gros paquet de fourrures. Joncas qui se hâtait et ne voulait point perdre de temps à le défaire crut que ce dernier pourrait passer comme les autres. Il l’introduisit sous la pierre. Le ballot n’y pouvait entrer qu’avec effort.

Joncas s’arc-bouta sur le sol et poussa fortement. Jolliet et le Renard-Noir tiraient aussi vers eux.