Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/107

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« prix normal », il y a même le dimanche quatre ou cinq heures de travail préparatoire pour le lendemain. Les ouvriers des « underselling masters » (boulangers qui vendent le pain au‑dessous du prix normal) et ces derniers composent, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, plus des trois quarts des boulangers de Londres, sont soumis à des heures de travail encore plus longues ; mais leur travail s’exécute presque tout entier dans la boulangerie, parce que leurs patrons, à part quelques livraisons faites à des marchands en détail, ne vendent que dans leur propre boutique. Vers « la fin de la semaine », c’est‑à‑dire le jeudi, le travail commence chez eux à 10 heures de la nuit et se prolonge jusqu’au milieu et plus de la nuit du dimanche[1].

En ce qui concerne les « underselling masters », le patron lui-même va jusqu’à reconnaître que c’est « le travail non payé » des ouvriers (the unpaid labour, of the men), qui permet leur concurrence[2]. Et le boulanger « full priced » dénonce ces « underselling » concurrents à la commission d’enquête comme des voleurs de travail d’autrui et des falsificateurs. « Ils ne réussissent, s’écrie‑t‑il, que parce qu’ils trompent le public et qu’ils tirent de leurs ouvriers dix‑huit heures de travail pour un salaire de douze[3]. »

La falsification du pain et la formation d’une classe de boulangers vendant au‑dessous du prix normal datent en Angleterre du commencement du dix-huitième siècle ; elles se développèrent dès que le métier perdit son caractère corporatif et que le capitaliste, sous la forme de meunier fit du maître boulanger son homme‑lige[4]. Ainsi fut consolidée la base de la production capitaliste et de la prolongation outre mesure du travail de jour et de nuit, bien que ce dernier, même à Londres, n’ait réellement pris pied qu’en 1824[5].

On comprend d’après ce qui précède, que les garçons boulangers soient classés dans le rapport de la commission parmi les ouvriers dont la vie est courte et qui, après avoir par miracle échappé à la décimation ordinaire des enfants dans toutes les couches de la classe ouvrière, atteignent rarement l’âge de 42 ans. Néanmoins leur métier regorge toujours de postulants. Les sources d’approvisionnement de « ces forces de travail » pour Londres, sont l’Écosse, les districts agricoles de l’ouest de l’Angleterre et l’Allemagne.

Dans les années 1858‑60, les garçons boulangers en Irlande organisèrent à leurs frais de grands meetings pour protester contre le travail de nuit et le travail du dimanche. Le public, conformément à la nature aisément inflammable de l’Irlandais, prit vivement parti pour eux en toute occasion, par exemple au meeting de mai à Dublin. Par suite de ce mouvement, le travail de jour exclusif fut établi en fait à Wexford, Kilkenny, Clonnel, Waterford, etc. À Limerick, où de l’aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l’opposition des maîtres boulangers et surtout des boulangers meuniers. L’exemple de Limerik réagit sur Ennis et Tipperary. À Cork, où l’hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. À Dublin ils opposèrent la plus opiniâtre résistance et, en poursuivant les principaux meneurs de l’agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche[6].

La commission du gouvernement anglais qui, en Irlande, est armé jusqu’aux dents, prodigua de piteuses remontrances aux impitoyables maîtres boulangers de Dublin, Limerik, Cork, etc.

« Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l’opinion publique (tout ceci se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l’ordre public… Le comité croit que la prolongation du travail au‑delà de douze heures est une véritable usurpation, un empiétement sur la vie privée et domestique du travailleur, qui aboutit à des résultats moraux désastreux ; elle l’empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l’ouvrier ; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille qui se trouve privée des soins et de l’appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin[7]. »

Quittons maintenant l’Irlande. De l’autre côté du canal, en Écosse, le travailleur des champs, l’homme de la charrue, dénonce ses treize et quatorze heures de travail dans un climat des plus rudes, avec un travail additionnel de quatre heures pour le dimanche (dans ce pays des sanctificateurs du sabbat[8] ! ), au moment même où devant un grand jury de Londres sont traînés trois ouvriers de chemins de fer, un simple employé, un conducteur de locomotive et un faiseur de signaux. Une catastrophe sur la voie ferrée a expédié dans l’autre monde une centaine de voyageurs. La négligence des ouvriers est accusée

  1. L. c., p. lxxi.
  2. George Read ; The History of Baking. London, 1848, p. 16.
  3. First Report, etc. Evidence. Déposition de M. Cheesman, boulanger « full priced ».
  4. George Read, l. c. À la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie siècle on dénonçait officiellement comme une peste publique les agents ou hommes d’affaires qui se faufilent dans toutes les branches d’industrie. C’est ainsi, par exemple, que dans la session trimestrielle des juges de paix du comté de Somerset, le grand jury adressa à la Chambre des communes un « presentment » dans lequel, il est dit entre autres : « Ces agents (les facteurs de Blackwell Hall) sont une calamité publique et portent préjudice au commerce des draps et vêtements ; on devrait les réprimer comme une peste. » (The Case of our English Wool, etc., London, 1685, p. 67.)
  5. First Report, etc., p. viii.
  6. Report of Committee on the Baking Trade in Ireland for 1861.
  7. L. c.
  8. Meeting public des travailleurs agricoles à Lasswade, près de Glasgow, du 5 janvier 1866. (Voy. Workman’s Advocate du 13 janv. 1866). La formation depuis la fin de 1865 d’une Trade-Union parmi les travailleurs agricoles, d’abord en Écosse, est un véritable événement historique.