Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/171

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rents protégés par les médecins vérificateurs (certifying surgeons) qui exagéraient l’âge des enfants pour satisfaire l’avidité d’exploitation des capitalistes. Dans le district de Bethnal Green, le plus malfamé de Londres, se tient tous les lundis et mardis matin un marché public où des enfants des deux sexes, à partir de neuf ans, se vendent eux-mêmes aux fabricants de soie. « Les conditions ordinaires sont de 1 sh. 8 d. par semaine (qui appartiennent aux parents), plus 2 d. pour moi, avec le thé », dit un enfant dans sa déposition. Les contrats ne sont valables que pour la semaine. Pendant toute la durée du marché, on assiste à des scènes et on entend un langage qui révolte[1]. Il arrive encore en Angleterre que des grippe‑sous femelles prennent des enfants dans les workhouses et les louent à n’importe quel acheteur pour 2 sh. 6 d. par semaine[2]. Malgré la législation, le nombre des petits garçons vendus par leurs propres parents pour servir de machines à ramoner les cheminées (bien qu’il existe des machines pour les remplacer) atteint le chiffre d’au moins 2000[3].

Le machinisme bouleversa tellement le rapport juridique entre l’acheteur et le vendeur de la force de travail, que la transaction entière perdit même l’apparence d’un contrat entre personnes libres. C’est ce qui fournit plus tard au Parlement anglais le prétexte juridique pour l’intervention de l’État dans le régime des fabriques. Toutes les fois que la loi impose la limite de dix heures pour le travail des enfants dans les branches d’industrie non réglementées, on entend retentir de nouveau les plaintes des fabricants. Nombre de parents, disent‑ils, retirent leurs enfants des industries dès qu’elles sont soumises à la loi, pour les vendre à celles où règne encore « la Liberté du travail », c’est‑à‑dire où les enfants au‑dessous de 13 ans sont forcés de travailler comme des adultes et se vendent plus cher. Mais comme le capital est de sa nature niveleur, il exige, au nom de son Droit inné, que dans toutes les sphères de production les conditions de l’exploitation du travail soient égales pour tous. La limitation légale du travail des enfants dans une branche d’industrie entraîne donc sa limitation dans une autre.

Nous avons déjà signalé la détérioration physique des enfants et des jeunes personnes, ainsi que des femmes d’ouvriers que la machine soumet d’abord directement à l’exploitation du capital dans les fabriques dont elle est la base, et ensuite indirectement dans toutes les autres branches d’industrie. Nous nous contenterons ici d’insister sur un seul point, l’énorme mortalité des enfants des travailleurs dans les premières années de leur vie. Il y a en Angleterre 16 districts d’enregistrement ou sur 100 000 enfants vivants, il n’y a en moyenne que 9000 cas de mort par année (dans un district 7047 seulement) ; dans vingt-quatre districts on constate 10 à 11 000 cas de mort, dans 39 districts 11 à 12 000, dans 48 districts 12 à 13 000, dans 22 districts plus de 20 000, dans 25 districts plus de 21 000, dans 17 plus de 22 000, dans 11 plus de 23 000, dans ceux de Hoo, Wolverhampton, Ashton‑under‑Lyne et Preston plus de 24 000, dans ceux de Nottingham, Stockport et Bradford plus de 25 000, dans celui de Wisbeach vingt-six mille, et à Manchester 26 215[4]. Une enquête médicale officielle de 1861 a démontré qu’abstraction faite de circonstances locales, les chiffres les plus élevés de mortalité sont dus principalement à l’occupation des mères hors de chez elles. Il en résulte, en effet, que les enfants sont négligés, maltraités, mal nourris ou insuffisamment, parfois alimentés avec des opiats, délaissés par leurs mères qui en arrivent à éprouver pour eux une aversion contre nature. Trop souvent ils sont les victimes de la faim ou du poison[5]. Dans les districts agricoles, « où le nombre des femmes ainsi occupées est à son minimum, le chiffre de la mortalité est aussi le plus bas[6]. » La commission d’enquête de 1861 fournit cependant ce résultat inattendu que dans quelques districts purement agricoles des bords de la mer du Nord le chiffre de mortalité des enfants au‑dessous d’un an, atteint presque celui des districts de fabrique les plus malfamés. Le docteur Julian Hunter fut chargé d’étudier ce phénomène sur les lieux. Ses conclusions sont enregistrées dans le VIe Rapport sur la Santé publique[7]. On avait supposé jusqu’alors que la malaria et d’autres fièvres particulières à ces contrées basses et marécageuses décimaient les enfants. L’enquête démontra le contraire, à savoir « que la même cause qui avait chassé la malaria, c’est‑à‑dire la transformation de ce sol, marais en hiver et lande stérile en été, en féconde terre à froment, était précisément la cause de cette mortalité extraordinaire[8]. » Les soixante‑dix médecins de ces districts, dont le docteur Hunter recueillit les dépositions, furent « merveilleusement d’accord sur ce point. » La révolution dans la culture du sol y avait en effet introduit le système industriel. « Des femmes mariées travaillant par bandes avec des jeunes filles et des jeunes garçons sont mises à la disposition d’un fermier pour

  1. « Children’s Employment Commission. » Voy. Report. Lond. 1866, p. 81, n. 31.
  2. « Child. Employm. Comm. III Report. » Lond. 1864, p. 53, et 15.
  3. L. c. V. Report., p. XXII, n. 137.
  4. « Sixth Report on Public Health. Lond. 1864, p. 34. » Dans les villes ouvrières en France la mortalité des enfants d’ouvriers au-dessous d’un an est de 20 à 22% (chiffre de Roubaix). À Mulhouse elle a atteint 33% en 1863. Elle y dépasse toujours 30%. Dans un travail présenté à l’Académie de médecine, M. Devilliers, établit que la mortalité des enfants des familles aisées étant de 10%, celle des enfants d’ouvriers tisseurs est au minimum de 35%. (Discours de M. Boudet à l’Académie de médecine, séance du 27 novembre 1866.) Dans son 28e Bulletin, la Société industrielle de Mulhouse constate le « dépérissement t effrayant de la génération qui se développe. »
  5. « Elle (l’enquête de 1861)… a démontré que d’une part, dans les circonstances que nous venons de décrire, les enfants périssent par suite de la négligence et du dérèglement qui résultent des occupations de leurs mères, et d’autre part que les mères elles-mêmes deviennent de plus en plus dénaturées ; à tel point qu’elles ne se troublent plus de la mort de leurs enfants, et quelquefois même prennent des mesures directes pour assurer cette mort. » (L. c.)
  6. L. c., p. 454.
  7. L. c., p. 454-463. « Report by Dr. Henry Julian Humer on the excessive mortality of infants in some rural districts of England. »
  8. L. c., p. 35 et p. 455, 456.