Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/205

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venu comme une barrière éternelle imposée par la nature des choses. Mais il n’y a pas d’insecticide aussi efficace contre la vermine que l’est la législation de fabrique contre ces prétendues « barrières naturelles ». Personne qui exagérât plus ces « impossibilités » que les patrons potiers ; or la loi de fabrique leur ayant été appliquée en 1864, seize mois après, toutes les « impossibilités » avaient déjà disparu. Les améliorations provoquées par cette loi « telles que la méthode perfectionnée de substituer la pression à l’évaporation, la construction de fourneaux nouveaux pour sécher la marchandise humide, etc., sont autant d’événements d’une importance exceptionnelle dans l’art de la poterie et y signalent un progrès supérieur à tous ceux du siècle précédent… La température des fours est considérablement diminuée et la consommation de charbon est moindre, en même temps que l’action sur la pâte est plus rapide[1]. » En dépit de toutes les prédictions de mauvais augure, ce ne fut pas le prix, mais la quantité des articles qui augmenta, si bien que l’exportation de l’année commençant en décembre 1864, fournit un excédent de valeur de cent trente-huit mille six cent vingt-huit livres sterling sur la moyenne des trois années précédentes.

Dans la fabrication des allumettes chimiques, il fut tenu pour loi de la nature que les jeunes garçons, au moment même où ils avalaient leur dîner, plongeassent des baguettes de bois dans une composition de phosphore réchauffée dont les vapeurs empoisonnées leur montaient à la tête.

En obligeant à économiser le temps, la loi de fabrique de 1864 amena l’invention d’une machine à immersion (dipping machine) dont les vapeurs ne peuvent plus atteindre l’ouvrier[2].

De même on entend encore affirmer dans ces branches de la manufacture des dentelles, qui jusqu’ici n’ont pas encore perdu leur liberté, « que les repas ne pourraient être réguliers à cause des longueurs de temps différentes qu’exigent pour sécher les diverses matières, différences qui varient de trois minutes à une heure et même davantage ». Mais, répondent les commissaires de l’enquête sur l’emploi des enfants et des femmes dans l’industrie, « les circonstances sont exactement les mêmes que dans les fabriques de tapis où les principaux fabricants faisaient vivement valoir qu’en raison de la nature des matériaux employés et de la variété des opérations, il était impossible, sans un préjudice considérable, d’interrompre le travail pour les repas… En vertu de la sixième clause de la sixième section du Factory Acts extension Act de 1864, on leur accorda, à partir de la promulgation de cette loi, un sursis de dix‑huit mois, passé lequel ils devaient se soumettre aux interruptions de travail qui s’y trouvaient spécifiées[3]. » Qu’arriva‑t‑il ? La loi avait à peine obtenu la sanction parlementaire que messieurs les fabricants reconnaissaient s’être trompés : « Les inconvénients que l’introduction de la loi de fabrique nous faisait craindre ne se sont pas réalisés. Nous ne trouvons pas que la production soit le moins du monde paralysée ; en réalité nous produisons davantage dans le même temps[4]. »

On le voit, le Parlement anglais que, personne n’osera taxer d’esprit aventureux, ni de génie transcendant, est arrivé par l’expérience seule à cette conviction, qu’une simple loi coercitive suffit pour faire disparaître tous les obstacles prétendus naturels qui s’opposent à la régularisation et à la limitation de la journée de travail. Lorsqu’il soumet à la loi de fabrique une nouvelle branche d’industrie, il se borne donc à accorder un sursis de six à dix‑huit mois pendant lequel c’est l’affaire des fabricants de se débarrasser des difficultés techniques. Or, la technologie moderne peut s’écrier avec Mirabeau : « Impossible ! ne me dites jamais cet imbécile de mot ! »

Mais en activant ainsi le développement des éléments matériels nécessaires à la transformation du régime manufacturier en régime de fabrique, la loi, dont l’exécution entraîne des avances considérables, accélère simultanément la ruine des petits chefs d’industrie et la concentration des capitaux[5].

Outre les difficultés purement techniques qu’on peut écarter par des moyens techniques, la réglementation de la journée de travail en rencontre d’autres dans les habitudes d’irrégularité des ouvriers eux-mêmes, surtout là où prédomine le salaire aux pièces et où le temps perdu une partie du jour ou de la semaine peut être rattrapé plus tard par un travail extra ou un travail de nuit. Cette méthode qui abrutit l’ouvrier adulte, ruine ses compagnons d’un âge plus tendre et d’un sexe plus délicat[6].

Bien que cette irrégularité dans la dépense de la force vitale soit une sorte de réaction naturelle et brutale contre l’ennui d’un labeur fatigant par sa monotonie, elle provient à un bien plus haut degré de l’anarchie de la production qui, de son côté, présuppose l’exploitation effrénée du travailleur.

À côté des variations périodiques, générales, du cycle industriel, et des fluctuations du marché parti-

  1. L. c. p. 96 et 127.
  2. L’introduction de cette machine avec d’autres dans les fabriques d’allumettes chimiques a, dans un seul département, fait remplacer deux cent trente adolescents par trente-deux garçons et filles de quatorze à dix-sept ans. Cette économie d’ouvriers a été poussée encore plus loin en 1865 par suite de l’emploi de la vapeur.
  3. « Child. Empl. Comm. II Rep., 1864 », p. ix, n. 50.
  4. « Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865 », p. 22.
  5. « Dans un grand nombre d’anciennes manufactures, les améliorations nécessaires ne peuvent être pratiquées sans un déboursé de capital qui dépasse de beaucoup les moyens de leurs propriétaires actuels… L’introduction des actes de fabrique est nécessairement accompagnée d’une désorganisation passagère qui est en raison directe de la grandeur des inconvénients auxquels il faut remédier. » (L. c., p. 96, 97.)
  6. Dans les hauts fourneaux, par exemple, « le travail est généralement très prolongé vers la fin de la semaine, en raison de l’habitude qu’ont les hommes de faire le lundi et de perdre aussi tout ou partie du mardi ». (Child. Empl. Comm. IV Rep., p. vi.) « Les petits patrons ont en général des heures très irrégulières. Ils perdent deux ou trois jours et travaillent ensuite toute la nuit pour réparer le temps perdu… Ils emploient leurs propres enfants quand ils en ont. » (L. c., p. vii.) « Le manque de régularité à se rendre au travail est encouragé par la possibilité et par l’usage de tout réparer ensuite en travaillant plus longtemps. » (L. c., p. xviii.) « Énorme perte de temps à Birmingham… tel jour oisiveté complète, tel autre travail d’esclave. » (L. c., p. xi.)