Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/240

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prolonger la journée de travail, parce que c’est le moyen d’accroître son salaire quotidien ou hebdomadaire[1]. De là une réaction pareille à celle que nous avons décrite à propos du salaire au temps, sans compter que la prolongation de la journée même lorsque le salaire aux pièces reste constant, implique par elle-même une baisse dans le prix du travail.

Le salaire au temps présuppose, à peu d’exceptions près, l’égalité de rémunération pour les ouvriers chargés de la même besogne. Le salaire aux pièces, où le prix du temps de travail est mesuré par un quantum déterminé de produit, varie naturellement suivant que le produit fourni dans un temps donné dépasse le minimum admis. Les degrés divers d’habileté, de force, d’énergie, de persévérance des travailleurs individuels causent donc ici de grandes différences dans leurs recettes[2]. Cela ne change naturellement rien au rapport général entre le capital et le salaire du travail. Premièrement ces différences individuelles se balancent pour l’ensemble de l’atelier, si bien que le produit moyen est à peu près toujours obtenu dans un temps de travail déterminé et que le salaire total ne dépasse guère en définitive le salaire de la branche d’industrie à laquelle l’atelier appartient. Secondement la proportion entre le salaire et la plus-value ne change pas, puisqu’au salaire individuel de l’ouvrier correspond la masse de plus-value fournie par lui. Mais en donnant une plus grande latitude à l’individualité, le salaire aux pièces tend à développer d’une part avec l’individualité l’esprit de liberté, d’indépendance et d’autonomie des travailleurs, et d’autre part la concurrence qu’ils se font entre eux. Il s’ensuit une élévation de salaires individuels au‑dessus du niveau général qui est accompagnée d’une dépression de ce niveau lui-même. Mais là où une vieille coutume avait établi un salaire aux pièces déterminé, dont la réduction présentait par conséquent des difficultés exceptionnelles, les patrons eurent recours à sa transformation violente en salaire à la journée. De là, par exemple, en 1860, une grève considérable parmi les rubaniers de Coventry[3]. Enfin le salaire aux pièces est un des principaux appuis du système déjà mentionné de payer le travail à l’heure sans que le patron s’engage à occuper l’ouvrier régulièrement pendant la journée ou la semaine[4].

L’exposition précédente démontre que le salaire aux pièces est la forme du salaire la plus convenable au mode de production capitaliste. Bien qu’il ne soit pas nouveau — il figure déjà officiellement à côté du salaire au temps dans les lois françaises et anglaises du quatorzième siècle — ce n’est que pendant l’époque manufacturière proprement dite qu’il prit une assez grande extension. Dans la première période de l’industrie mécanique, surtout de 1797 à 1815, il sert de levier puissant pour prolonger la durée du travail et en réduire la rétribution. Les livres bleus : « Report and Evidence from the select Committee on Petitions respecting the Corn Laws. » (Session du Parlement 1813‑1814) et : « Reports from the Lords’ Committee, on the state Of the Growth, Commerce, and Consumption of Grain, and all Laws relating thereto. » (Session, 1814‑1815), fournissent des preuves incontestables que depuis le commencement de la guerre anti‑jacobine, le prix du travail baissait de plus en plus. Chez les tisseurs par exemple, le salaire aux pièces était tellement tombé, que malgré la grande prolongation de la journée de travail, le salaire journalier ou hebdomadaire était en 1814 moindre qu’à la fin du dix-huitième siècle.

« La recette réelle du tisseur est de beaucoup inférieure à ce qu’elle était ; sa supériorité sur l’ouvrier ordinaire, auparavant fort grande, a presque disparu. En réalité il y a aujourd’hui bien moins de différence entre les salaires des ouvriers ordinaires et des ouvriers habiles qu’à n’importe quelle

    superior skill and working power.) Dunning, l. c. p. 22, 23. Comme l’auteur est lui même ouvrier et secrétaire d’une Trade’s Union, on pourrait croire qu’il a exagéré. Mais que l’on consulte par exemple la highly respectable encyclopédie agronomique de J. Ch. Morton, art., Labourer, on y verra cette méthode est recommandée aux fermiers comme excellente.

  1. « Tous ceux qui sont payés aux pièces… trouvent leur profit à travailler plus que le temps légal. Quant à l’empressement à accepter ce travail en plus, on le rencontre surtout chez les femmes employées à tisser et à dévider. » (Rep. of Insp. of Fact, 30th. april 1858, p. 9.) « Ce système du salaire aux pièces, si avantageux pour le capitaliste, tend directement à exciter le jeune potier à un travail excessif, pendant les quatre ou cinq ans où il travaille aux pièces, mais à bas prix. C’est là une des grandes causes auxquelles il faut attribuer la dégénérescence des potiers ! » (Child. Empl. Comm. Rep., p. xiii.)
  2. « Là où le travail est payé à tant la pièce… le montant des salaires peut différer matériellement… Mais dans le travail à la journée, il y a généralement un taux uniforme… reconnu également par l’employé et l’employeur comme l’étalon des salaires pour chaque genre de besogne. » (Dunning, l. c., p. 17.)
  3. « Le travail des compagnons artisans sera réglé à la journée ou à la pièce… Ces maîtres artisans savent à peu près combien d’ouvrage un compagnon artisan peut faire par jour dans chaque métier, et les payent souvent à proportion de l’ouvrage qu’ils font ; ainsi, ces compagnons travaillent autant qu’ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection. » (Cantillon : Essai sur la nature du commerce en général. Amsterdam, éd. 1756, p. 185 et 202. La première édition parut en 1755.) Cantillon, chez qui Quesnay, Sir James Steuart et Adam Smith ont largement puisé, présente déjà ici le salaire aux pièces comme une forme simplement modifiée du salaire au temps. L’édition française de Cantillon s’annonce sur ce titre comme une traduction de l’anglais ; mais l’édition anglaise : The Analysis of Trade, Commerce, etc., by Philippe Cantillon, late of the City of London, Merchant, n’a pas seulement paru plus tard (1759) ; elle montre en outre par son contenu qu’elle a été remaniée à une époque ultérieure. Ainsi, par exemple, dans l’édition française, Hume n’est pas encore mentionné, tandis qu’au contraire, dans l’édition anglaise, le nom de Petty ne reparaît presque plus. L’édition anglaise a moins d’importance théorique ; mais elle contient une foule de détails spéciaux sur le commerce anglais, le commerce de lingots, etc., qui manquent dans le texte français. Les mots du titre de cette édition, d’après lesquels l’écrit est tiré en grande partie du manuscrit d’un défunt, et arrangés, etc., semblent donc être autre chose qu’une simple fiction, alors fort en usage.
  4. « Combien de fois n’avons-nous pas vu, dans certains ateliers, embaucher plus d’ouvriers que ne le demandait le travail à mettre en main ? Souvent, dans la prévision d’un travail aléatoire, quelquefois même imaginaire, on admet des ouvriers : comme on les paye aux pièces, on se dit qu’on ne court aucun risque, parce que toutes les pertes de temps seront à la charge des inoccupés. » (H. Grégoire : Les Typographes devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Bruxelles, 1865, p. 9.)