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CHAPITRE PREMIER

que, et en tant que toutes les autres marchandises se trouvent vis-à-vis d’elle sous la forme équivalent.

Ici l’on ne peut déjà plus renverser les deux termes de l’équation sans changer complétement son caractère, et la faire passer de la forme valeur totale à la forme valeur générale.

Enfin, la dernière forme, la forme III, donne à l’ensemble des marchandises une expression de valeur relative générale et uniforme, parce que et en tant qu’elle exclut de la forme équivalent toutes les marchandises, à l’exception d’une seule. Une marchandise, la toile, se trouve conséquemment sous forme d’échangeabilité immédiate avec toutes les autres marchandises, parce que et en tant que celles-ci ne s’y trouvent pas[1].

Sous cette forme III, le monde des marchandises ne possède donc une forme valeur relative sociale et générale, que parce que toutes les marchandises qui en font partie sont exclues de la forme équivalent ou de la forme sous laquelle elles sont immédiatement échangeables. Par contre, la marchandise qui fonctionne comme équivalent général, la toile, par exemple, ne saurait prendre part à la forme générale de la valeur relative ; il faudrait pour cela qu’elle pût se servir à elle-même d’équivalent. Nous obtenons alors : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, tautologie qui n’exprime ni valeur ni quantité de valeur. Pour exprimer la valeur relative de l’équivalent général, il nous faut lire à rebours la forme III. Il ne possède aucune forme relative commune avec les autres marchandises, mais sa valeur s’exprime relativement dans la série interminable de toutes les autres marchandises. La forme développée de la valeur relative, ou forme II, nous apparaît ainsi maintenant comme la forme spécifique dans laquelle l’équivalent général exprime sa propre valeur.

c) Transition de la forme valeur générale à la forme argent.

La forme équivalent général est une forme de la valeur en général. Elle peut donc appartenir à n’importe quelle marchandise. D’un autre côté, une marchandise ne peut se trouver sous cette forme (forme III), que parce qu’elle est exclue elle-même par toutes les autres marchandises comme équivalent. Ce n’est qu’à partir du moment où ce caractère exclusif vient s’attacher à un genre spécial de marchandise, que la forme valeur relative prend consistance, se fixe dans un objet unique, et acquiert une authenticité sociale.

La marchandise spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme équivalent s’identifie peu à peu dans la société, devient marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie. Sa fonction sociale spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de l’équivalent universel dans le monde des marchandises. Parmi les marchandises qui, dans la forme II, figurent comme équivalents particuliers de la toile, et qui, sous la forme III, expriment ensemble dans la toile leur valeur relative, c’est l’or, qui a conquis historiquement ce privilège. Mettons donc dans la forme III la marchandise or à la place de la marchandise toile, et nous obtenons :

D. Forme monnaie ou argent[2]


20 mètres de toile = 2 onces d’or.
1 habit =
10 livres de thé =
40 livres de café =
1/2 tonne de fer =
x marchandise A =
etc. =


Des changements essentiels ont lieu dans la transition de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III. La forme IV, au contraire, ne diffère en rien de la forme III, si ce n’est que maintenant c’est l’or qui possède à la place de la toile la forme équivalent général. Le progrès consiste tout simplement en ce que la forme d’échangeabilité immédiate et universelle, ou la forme d’équivalent général, s’est incorporée définitivement dans la forme naturelle et spécifique de l’or.

L’or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres marchandises que parce qu’il jouait déjà auparavant vis-à-vis d’elles le rôle de marchandise. De même qu’elles toutes il fonctionnait aussi comme équivalent, soit accidentellement dans des échanges isolés, soit comme équivalent particulier à côté d’autres équivalents. Peu à peu il fonctionna dans des limites plus ou moins larges comme équivalent général. Dès qu’il a conquis le monopole de cette position dans l’expression de la valeur du monde marchand, il devient marchandise monnaie, et c’est seulement à partir du moment où il est déjà devenu marchandise monnaie, que la forme IV se distingue de la forme III, ou que la forme générale de valeur se métamorphose en forme monnaie ou argent.

  1. La forme d’échangeabilité immédiate et universelle n’indique pas le moins du monde au premier coup d’œil qu’elle est une forme polarisée, renfermant en elle des oppositions, et tout aussi inséparable de la forme contraire sous laquelle l’échange immédiat n’est pas possible, que le rôle positif d’un des pôles d’un aimant l’est du rôle négatif de l’autre pôle. On peut donc s’imaginer qu’on a la faculté de rendre toutes les marchandises immédiatement échangeables, comme on peut se figurer que tous les catholiques peuvent être faits papes en même temps. Mais en réalité la forme valeur relative générale et la forme équivalent générale sont les deux pôles opposés, se supposant et se repoussant réciproquement du même rapport social des marchandises.

    Cette impossibilité d’échange immédiat entre les marchandises est un des principaux inconvénients attachés à la forme actuelle de la production dans laquelle cependant l’économiste bourgeois voit le nec-plus-ultra de la liberté humaine et de l’indépendance individuelle. Bien des efforts inutiles, utopiques, ont été tentés pour vaincre cet obstacle. J’ai fait voir ailleurs que Proudhon avait été précédé dans cette tentative par Bray, Gray et d’autres encore.

  2. La traduction exacte des mots allemands « Geld, Geldform » présente une difficulté. L’expression : « forme argent » peut indistinctement s’appliquer à toutes les marchandises sauf les métaux précieux. On ne saurait pas dire, par exemple, sans amener une certaine confusion dans l’esprit des lecteurs : « forme argent de l’argent » ou bien « l’or devient argent. » Maintenant l’expression « forme monnaie » présente un autre inconvénient qui vient de ce qu’en français le mot « monnaie » est souvent employé dans le sens de pièces monnayées. Nous employons alternativement les mots « forme monnaie » et « forme argent » suivant les cas, mais toujours dans le même sens.