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marchandises en sus du travail que n’y contribue le prix d’une machine en sus de la machine elle-même. Si l’on pouvait avoir le travail sans l’acheter, les salaires seraient superflus[1]. »

Mais, si le travail ne coûtait rien, on ne saurait l’avoir à aucun prix. Le salaire ne peut donc jamais descendre à ce zéro nihiliste, bien que le capital ait une tendance constante à s’en rapprocher.

Un écrivain du dix-huitième siècle que j’ai souvent cité, l’auteur de l’Essai sur l’industrie et le commerce[2], ne fait que trahir le secret intime du capitaliste anglais quand il déclare que la grande tâche historique de l’Angleterre, c’est de ramener chez elle le salaire au niveau français ou hollandais. « Si nos pauvres, dit-il, s’obstinent à vouloir faire continuelle bombance, leur travail doit naturellement revenir à un prix excessif… Que l’on jette seulement un coup d’œil sur l’entassement de superfluités (heap of superfluities) consommées par nos ouvriers de manufacture, telles qu’eau-de-vie, gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile imprimée, tabac à fumer et à priser, etc., n’est-ce pas à faire dresser les cheveux[3] ? » Il cite une brochure d’un fabricant du Northamptonshire, où celui-ci pousse, en louchant vers le ciel, ce gémissement : « Le travail est en France d’un bon tiers meilleur marché qu’en Angleterre : car là les pauvres travaillent rudement et sont piètrement nourris et vêtus ; leur principale consommation est le pain, les fruits, les légumes, les racines, le poisson salé ; ils mangent rarement de la viande, et, quand le froment est cher, très peu de pain[4]. » Et ce n’est pas tout, ajoute l’auteur de l’Essai, « leur boisson se compose d’eau pure ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte qu’ils dépensent étonnamment peu d’argent… Il est sans doute fort difficile d’introduire chez nous un tel état de choses, mais évidemment ce n’est pas impossible, puisqu’il existe en France et aussi en Hollande[5]. »

De nos jours ces aspirations ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s’agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l’Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse sur le prix du travail dans l’avenir. « Si la Chine, dit-il, devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l’Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents[6]. »

Vingt ans plus tard un Yankee baronnisé, Benjamin Thompson (dit le comte Rumford), suivit la même ligne philanthropique à la grande satisfaction de Dieu et des hommes. Ses Essays[7] sont un vrai livre de cuisine ; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur. En voici une des plus réussies :

« Cinq livres d’orge, dit ce philosophe, cinq livres de maïs, trois pence (en chiffres ronds : 34 centimes) de harengs, un penny de vinaigre, deux pence de poivre et d’herbes, un penny de sel — le tout pour la somme de vingt pence trois quarts — donnent une soupe pour soixante-quatre personnes, et, au prix moyen du blé, les frais peuvent être réduits à un quart de penny (moins de 3 centimes) par tête. » La falsification des marchandises, marchant de front avec le développement de la production capitaliste, nous a fait dépasser l’idéal de ce brave Thompson[8].

À la fin du dix-huitième siècle et pendant les vingt premières années du dix-neuvième les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d’efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. À cet effet on payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit par l’assistance paroissiale. Dans ce bon temps, ces ruraux anglais avaient encore le privilège d’octroyer un tarif légal au travail agricole, et voici un exemple de l’humour bouffonne dont ils s’y prenaient : « Quand les

  1. J. St. Mill : Essays on some unsettled questions of Pol. Econ. Lond., 1814, p. 90.
  2. « An Essay on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 44. Le Times publiait, en décembre 1866 et en janvier 1867, de véritables épanchements de cœur de la part de propriétaires de mines anglais. Ces Messieurs dépeignaient la situation prospère et enviable des mineurs belges, qui ne demandaient et ne recevaient rien de plus que ce qu’il leur fallait strictement pour vivre pour leurs « maîtres ». Ceux-ci ne tardèrent pas à répondre à ces félicitations par la grève de Marchiennes, étouffée à coups de fusil.
  3. L. c., p. 46.
  4. Le fabricant du Northamptonshire commet ici une fraude pieuse que son émotion rend excusable. Il feint de comparer l’ouvrier manufacturier d’Angleterre à celui de France, mais ce qu’il nous dépeint dans les paroles citées, c’est, comme il l’avoue plus tard, la condition des ouvriers agricoles français.
  5. L. c., p. 70.
  6. Times, 3 sept. 1873.
  7. Benjamin Thompson : « Essays political, economical and philosophical, etc. » (3 vol. Lond., 1796 1802.) Bien entendu, nous n’avons affaire ici qu’à la partie économique de ces « Essais. » Quant aux recherches de Thompson sur la chaleur, etc., leur mérite est aujourd’hui généralement reconnu. Dans son ouvrage : « The state of the poor, etc., » Sir F. M. Eden fait valoir chaleureusement les vertus de cette soupe à la Rumford et la recommande surtout aux directeurs des workhouses. Il réprimande les ouvriers anglais, leur donnant à entendre « qu’en Écosse bon nombre de familles se passent de froment, de seigle et de viande, et n’ont, pendant des mois entiers, d’autre nourriture que du gruau d’avoine et de la farine d’orge mêlée avec de l’eau et du sel, ce qui ne les empêche pas de vivre très convenablement (to live very comfortably too). » (L.c., t. I liv. Il, ch. II). Au dix-neuvième siècle, il ne manque pas de gens de cet avis. « Les ouvriers anglais », dit, par exemple, Charles R. Parry, « ne veulent manger aucun mélange de grains d’espèce inférieure. En Écosse, où l’éducation est meilleure, ce préjugé est inconnu. » (The question of the necessity of the existing corn laws considered. Lond., 1816, p. 69.) Le même Parry se plaint néanmoins de ce que l’ouvrier anglais « soit maintenant (1815) placé dans une position bien inférieure à celle qu’il occupait » à l’époque édénique (1797).
  8. Les rapports de la dernière commission d’enquête parlementaire sur la falsification de denrées prouvent qu’en Angleterre la falsification des médicaments forme non l’exception, mais la règle. L’analyse de trente-quatre échantillons d’opium, achetés chez autant de pharmaciens, donne, par exemple, ce résultat que trente et un étaient falsifiés au moyen de la farine de froment, de l’écale de pavot, de la gomme, de la terre glaise, du sable, etc. La plupart ne contenaient pas un atome de morphine.