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Si le moine vénitien trouvait dans la fatalité économique de la misère la raison d’être de la charité chrétienne, du célibat, des monastères, couvents, etc., le révérend prébendé y trouve donc au contraire un prétexte pour passer condamnation sur les « poor laws », les lois anglaises qui donnent aux pauvres le droit aux secours de la paroisse.

« Le progrès de la richesse sociale », dit Storch, « enfante cette classe utile de la société… qui exerce les occupations les plus fastidieuses, les plus viles et les plus dégoûtantes, qui prend, en un mot, sur ses épaules tout ce que la vie a de désagréable et d’assujettissant et procure ainsi aux autres classes le loisir, la sérénité d’esprit et la dignité conventionnelle (!) de caractère, etc. »[1]. Puis, après s’être demandé en quoi donc au bout du compte elle l’emporte sur la barbarie, cette civilisation capitaliste avec sa misère et sa dégradation des masses, il ne trouve qu’un mot à répondre — la sécurité !

Sismondi constate que, grâce au progrès de l’industrie et de la science, chaque travailleur peut produire chaque jour beaucoup plus que son entretien quotidien. Mais cette richesse produit de son travail, le rendrait peu propre au travail, s’il était appelé à la consommer. Selon lui « les hommes (bien entendu, les hommes non-travailleurs) renonceraient probablement à tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les manufactures, s’il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que celui de l’ouvrier… Les efforts sont aujourd’hui séparés de leur récompense ; ce n’est pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite : mais c’est parce que l’un travaille que l’autre doit se reposer… La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l’augmentation du luxe ou des jouissances des riches oisifs[2] ». Cherbuliez, disciple de Sismondi, le complète en ajoutant : « Les travailleurs eux-mêmes… en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leurs salaires[3]. »

Enfin, le zélateur à froid de la doctrine bourgeoise, Destutt de Tracy, dit carrément :

« Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; et les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre[4]. »

V

Illustration de la loi générale de l’accumulation capitaliste.

a) L’Angleterre de 1846 à 1866

Aucune période de la société moderne ne se prête mieux à l’étude de l’accumulation capitaliste que celle des vingt dernières années[5] : il semble qu’elle ait trouvé l’escarcelle enchantée de Fortunatus. Cette fois encore, l’Angleterre figure comme le pays modèle, et parce que, tenant le premier rang sur le marché universel, c’est chez elle seule que la production capitaliste s’est développée dans sa plénitude, et parce que le règne millénaire du libre-échange, établi dès 1846, y a chassé l’économie vulgaire de ses derniers réduits. Nous avons déjà suffisamment indiqué (sections III et IV) le progrès gigantesque de la production anglaise pendant cette période de vingt ans, dont la dernière moitié surpasse encore de beaucoup la première.

Bien que dans le dernier demi‑siècle la population anglaise se soit accrue très considérablement, son accroissement proportionnel ou le taux de l’augmentation a baissé constamment, ainsi que le montre le tableau suivant emprunté au recensement officiel de 1861 :


Taux annuel de l’accroissement de la population de l’Angleterre et de la Principauté de Galles en nombres décimaux :
1811-1821 1,533
1821-1831 1,446
1831-1841 1,326
1841-1851 1,216
1851-1861 1,141

Examinons maintenant l’accroissement parallèle de la richesse. Ici la base la plus sûre, c’est le mouvement des profits industriels, rentes foncières, etc., soumis à l’impôt sur le revenu. L’accroissement des profits imposés (fermages et quelques autres catégories non comprises) atteignit, pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864, le chiffre de cinquante quarante-sept pour cent (ou 4,58 % par an en moyenne[6]), celui de la population, pendant la même période, fut de douze pour cent. L’augmentation des rentes imposables du sol (y compris les maisons, les chemins de fer, les mines, les pêcheries, etc.) atteignit, dans le même intervalle de temps, trente-huit pour cent ou trois cinq douzièmes pour cent par an, dont la plus grande part revient aux catégories suivantes :


Excédent du revenu annuel de 1864 sur 1863
Augmentation
par an.
Maisons 38,60 % 3,50 %
Carrières 84,76 7,70
Mines 68,85 6,26
Forges 39,92 3,63
Pêcheries 57,37 5,21
Usines à gaz 126,02 11,45
Chemins de fer 83,29 7,57

Si l’on compare entre elles, quatre par quatre, les

  1. Storch, l. c., t. III, p. 224.
  2. Sismondi, l. c., éd. Paris, t. I, p. 79, 80.
  3. Cherbuliez, l. c., p. 146.
  4. Destutt de Tracy, l. c., p. 231.
  5. Ceci a été écrit en mars 1867.
  6. Tenth Report of the Commissioners of H. M.’s Inland Revenue. Lond. 1866, p. 38.