Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« l’âge d’or du travailleur anglais et à la ville et à la campagne. » Nous n’avons pas besoin cependant de remonter si loin. On lit dans un écrit remarquable publié en 1777 : « Le gros fermier s’est presque élevé au niveau du gentleman, tandis que le pauvre ouvrier des champs est foulé aux pieds… Pour juger de son malheureux état, il suffit de comparer sa position d’aujourd’hui avec celle qu’il avait il y a quarante ans… Propriétaire foncier et fermier se prêtent mutuellement main-forte pour opprimer le travailleur[1]. » Il y est ensuite prouvé en détail que de 1737 à 1777 dans les campagnes le salaire réel est tombé d’environ un 1/4 ou 25%. « La politique moderne, dit Richard Price, favorise les classes supérieures du peuple ; la conséquence sera que tôt ou tard le royaume entier se composera de gentlemen et de mendiants, de magnats et d’esclaves[2]. »

Néanmoins la condition du travailleur agricole anglais de 1770 à 1780, à l’égard du logement et de la nourriture aussi bien que de la dignité et des divertissements, etc., reste un idéal qui n’a jamais été atteint depuis. Son salaire moyen exprimé en pintes de froment se montait de 1770 à 1771 à 90 ; à l’époque d’Eden (1797), il n’était plus que de 65, et en 1808 que de 60[3].

Nous avons indiqué la situation du travailleur agricole à la fin de la guerre antijacobine (antijacobin war, tel est le nom donné par William Cobbet à la guerre contre la Révolution française), pendant laquelle seigneurs terriens, fermiers, fabricants, commerçants, banquiers, loups-cerviers, fournisseurs, etc., s’étaient extraordinairement enrichis. Le salaire nominal s’éleva, en conséquence soit de la dépréciation des billets de banque, soit d’un enchérissement des subsistances les plus nécessaires indépendant de cette dépréciation. Son mouvement réel peut être constaté d’une manière fort simple, sans entrer dans des détails fastidieux. La loi des pauvres et son administration étaient, en 1814, les mêmes qu’en 1795. Or, nous avons vu comment cette loi s’exécutait dans les campagnes : c’était la paroisse qui, sous forme d’aumône, parfaisait la différence entre le salaire nominal du travail et la somme minima indispensable au travailleur pour végéter. La proportion entre le salaire payé par le fermier et le supplément ajouté par la paroisse nous montre deux choses, premièrement : de combien le salaire était au-dessous de son minimum, secondement : à quel degré le travailleur agricole était transformé en serf de sa paroisse. Prenons pour exemple un comté qui représente la moyenne de cette proportion dans tous les autres comtés. En 1795 le salaire hebdomadaire moyen était à Northampton de 7 sh. 6 d., la dépense totale annuelle d’une famille de six personnes de 36 l. st. 12 sh. 5 d., sa recette totale de 29 l. st. 18 sh., le complément fourni par la paroisse de 6 l. st. 14 sh. 5 d. Dans le même comté le salaire hebdomadaire était en 1814 de 12 sh. 2 d., la dépense totale annuelle d’une famille de cinq personnes de 54 l. st. 18 sh. 4 d. ; sa recette totale de 36 l. st. 2 sh., le complément fourni par la paroisse de 18 l. st. 6 sh. 4 d.[4]. En 1795 le complément n’atteignait pas le quart du salaire, en 1814 il en dépassait la moitié. Il est clair que dans ces circonstances le faible confort qu’Eden signale encore dans le cottage de l’ouvrier agricole avait alors tout à fait disparu[5]. De tous les animaux qu’entretient le fermier, le travailleur, l’instrumentum vocale, restera désormais le plus mal nourri et le plus mal traité.

Les choses continuèrent paisiblement en cet état jusqu’à ce que « les émeutes de 1830 vinssent nous avertir (nous, les classes gouvernantes), à la lueur des meules de blé incendiées, que la misère et un sombre mécontentement, tout prêt à éclater, bouillonnaient aussi furieusement sous la surface de l’Angleterre agricole que de l’Angleterre industrielle[6]. » Alors, dans la Chambre des communes, Sadler baptisera les ouvriers des campagnes du nom « d’esclaves blancs » (white slaves), et un évêque répétera le mot dans la Chambre haute. « Le travailleur agricole du sud de l’Angleterre, dit l’économiste le plus remarquable de cette période, E. G. Wakefield, n’est ni un esclave, ni un homme libre : c’est un pauper[7]. »

À la veille de l’abrogation des lois sur les céréales, la lutte des partis intéressés vint jeter un nouveau jour sur la situation des ouvriers agricoles. D’une part les agitateurs abolitionnistes faisaient appel aux sympathies populaires, en démontrant par des faits et des chiffres que ces lois de protection n’avaient jamais protégé le producteur réel. D’autre part la bourgeoisie industrielle écumait de rage quand les aristocrates fonciers venaient dénoncer l’état des fabriques, que ces oisifs, cœurs secs, corrompus jusqu’à la moelle, faisaient parade de leur profonde sympathie pour les souffrances des ouvriers de fabrique, et réclamaient à hauts cris l’intervention de la législature. Quand deux larrons se prennent aux cheveux, dit un vieux proverbe anglais, l’honnête homme y gagne toujours. Et de fait, la dispute bruyante, passionnée, des deux fractions de la classe dominante, sur la question de savoir laquelle des deux exploitait le travailleur avec le moins de vergogne, aida puissamment à révéler la vérité.

    parus jusqu’ici que la période de 1259 à 1400. Le second volume fournit des matériaux purement statistiques. C’est la première « histoire des prix » authentique que nous possédions sur cette époque.

  1. Reasons for the late Increase of the Poorrate ; or, a comparative view of the price of labour and provisions. London, 1777, p. 5, 14 et 16.
  2. Observations on Reversionary Payments. Sixth edit. By W. Morgan. Lond., 1805, v. II, p. 158, 159. Price remarque, p. 159 : « Le prix nominal de la journée de travail n’est aujourd’hui que quatre fois, ou tout au plus cinq fois plus grand qu’il n’était en 1514. Mais le prix du blé est sept fois, et celui de la viande et des vêtements environ quinze fois plus élevé. Bien loin donc que le prix du travail ait progressé en proportion de l’accroissement des dépenses nécessaires à la vie, il ne semble pas que proportionnellement il suffise aujourd’hui à acheter la moitié de ce qu’il achetait alors. »
  3. Barton, l. c., p. 26. Pour la fin du dix-huitième siècle, Voy. Eden, l. c.
  4. Parry, l. c., p. 86.
  5. Id., p. 213.
  6. S. Laing.
  7. England and America. Lond., 1833, v. 1, p. 45.