Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/46

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contre de la toile ; le tisserand n’a peut-être pas le moindre soupçon que c’était du froment qui s’est échangé contre sa toile, etc.

La marchandise de B est substituée à la marchandise de A ; mais A et B n’échangent point leurs marchandises réciproquement. Il se peut bien que A et B achètent l’un de l’autre ; mais c’est un cas particulier, et point du tout un rapport nécessairement donné par les conditions générales de la circulation. La circulation élargit au contraire la sphère de la permutation matérielle du travail social, en émancipant les producteurs des limites locales et individuelles, inséparables de l’échange immédiat de leurs produits. De l’autre côté, ce développement même donne lieu à un ensemble de rapports sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à leur contrôle. Par exemple, si le tisserand peut vendre sa toile, c’est que le paysan a vendu du froment ; si Pritchard vend sa bible, c’est que le tisserand a vendu sa toile ; le distillateur ne vend son eau brûlée que parce que l’autre a déjà vendu l’eau de la vie éternelle, et ainsi de suite.

La circulation ne s’éteint pas non plus, comme l’échange immédiat, dans le changement de place ou de main des produits. L’argent ne disparaît point, bien qu’il s’élimine à la fin de chaque série de métamorphoses d’une marchandise. Il se précipite toujours sur le point de la circulation qui a été évacué par la marchandise. Dans la métamorphose complète de la toile par exemple, toile-argent-bible, c’est la toile qui sort la première de la circulation. L’argent la remplace. La bible sort après elle ; l’argent la remplace encore, et ainsi de suite. Or, quand la marchandise d’un échangiste remplace celle d’un autre, l’argent reste toujours aux doigts d’un troisième. La circulation sue l’argent par tous les pores.

Rien de plus niais que le dogme d’après lequel la circulation implique nécessairement l’équilibre des achats et des ventes, vu que toute vente est achat, et réciproquement. Si cela veut dire que le nombre des ventes réellement effectuées est égal au même nombre d’achats, ce n’est qu’une plate tautologie. Mais ce qu’on prétend prouver, c’est que le vendeur amène au marché son propre acheteur. Vente et achat sont un acte identique comme rapport réciproque de deux personnes polariquement opposées, du possesseur de la marchandise et du possesseur de l’argent. Ils forment deux actes polariquement opposés comme actions de la même personne. L’identité de vente et d’achat entraîne donc comme conséquence que la marchandise devient inutile, si, une fois jetée dans la cornue alchimique de la circulation, elle n’en sort pas argent. Si l’un n’achète pas, l’autre ne peut vendre. Cette identité suppose de plus que le succès de la transaction forme un point d’arrêt, un intermède dans la vie de la marchandise, intermède qui peut durer plus ou moins longtemps. La première métamorphose d’une marchandise étant à la fois vente et achat, est par cela même séparable de sa métamorphose complémentaire. L’acheteur a la marchandise, le vendeur a l’argent, c’est-à-dire une marchandise douée d’une forme qui la rend toujours la bienvenue au marché, à quelque moment qu’elle y réapparaisse. Personne ne peut vendre sans qu’un autre achète ; mais personne n’a besoin d’acheter immédiatement, parce qu’il a vendu.

La circulation fait sauter les barrières par lesquelles le temps, l’espace et les relations d’individu à individu rétrécissent le troc des produits. Mais comment ? Dans le commerce en troc, personne ne peut aliéner son produit sans que simultanément une autre personne aliène le sien. L’identité immédiate de ces deux actes, la circulation la scinde en y introduisant l’antithèse de la vente et de l’achat. Après avoir vendu, je ne suis forcé d’acheter ni au même lieu, ni au même temps, ni de la même personne à laquelle j’ai vendu. Il est vrai que l’achat est le complément obligé de la vente, mais il n’est pas moins vrai que leur unité est l’unité de contraires. Si la séparation des deux phases complémentaires l’une de l’autre de la métamorphose des marchandises se prolonge, si la scission entre la vente et l’achat s’accentue, leur liaison intime s’affirme par — une crise. — Les contradictions que recèle la marchandise, de valeur usuelle et valeur échangeable, de travail privé qui doit à la fois se représenter comme travail social, de travail concret qui ne vaut que comme travail abstrait ; ces contradictions immanentes à la nature de la marchandise acquièrent dans la circulation leurs formes de mouvement. Ces formes impliquent la possibilité, mais aussi seulement la possibilité des crises. Pour que cette possibilité devienne réalité, il faut tout un ensemble de circonstances qui, au point de vue de la circulation simple des marchandises, n’existent pas encore[1].

B. Cours de la monnaie

Le mouvement M—A—M, ou la métamorphose complète d’une marchandise, est circulatoire en ce sens qu’une même valeur, après avoir subi des changements de forme, revient à sa forme première, celle de marchandise. Sa forme argent disparaît au contraire dès que le cours de sa circulation est achevé. Elle n’en a pas encore dépassé la première moitié, tant qu’elle est retenue sous cette forme d’équivalent par son vendeur. Dès qu’il complète la vente par l’achat, l’argent lui glisse aussi des mains. Le mouvement imprimé à l’argent par la circulation des marchandises n’est donc pas circulatoire. Elle l’éloigne de la main de son possesseur sans jamais l’y ramener. Il est vrai que si le

  1. V. mes remarques sur James Mill, l. c, p. 74-76. Deux points principaux caractérisent à ce sujet la méthode apologétique des économistes. D’abord ils identifient la circulation des marchandises et l’échange immédiat des produits, en faisant tout simplement abstraction de leurs différences. En second lieu, ils essaient d’effacer les contradictions de la production capitaliste en réduisant les rapports de ses agents aux rapports simples qui résultent de la circulation des marchandises. Or, circulation des marchandises et production des marchandises sont des phénomènes qui appartiennent aux modes de production les plus différents, quoique dans une mesure et une portée qui ne sont pas les mêmes. On ne sait donc encore rien de la différence spécifique des modes de production, et on ne peut les juger, si l’on ne connaît que les catégories abstraites de la circulation des marchandises qui leur sont communes. Il n’est pas de science où, avec des lieux communs élémentaires, l’on fasse autant l’important que dans l’économie politique. J. B. Say, par exemple, se fait fort de juger les crises, parce qu’il sait que la marchandise est un produit.