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La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de l’argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux-mêmes à leur tour pour transférer à d’autres personnes les créances. À mesure que s’étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d’existence particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions commerciales, tandis que les espèces d’or et d’argent sont refoulées principalement dans la sphère du commerce de détail[1].

Plus la production marchande se développe et s’étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise générale des contrats[2]. Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu’alors en nature, se payent désormais en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des conditions générales de la production, c’est que l’empire romain échoua par deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec tant d’éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas seulement de l’élévation de l’impôt, mais aussi de la substitution de sa forme monétaire à sa forme naturelle[3]. En Asie, la rente foncière constitue l’élément principal des impôts et se paye en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de production stationnaires, entretient par contrecoup l’ancien mode de production. C’est un des secrets de la conservation de l’empire turc. Que le libre commerce, octroyé par l’Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion de la rente nature en rente argent, et c’en est fait de son agriculture modèle, soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle révolution.

Il s’établit dans chaque pays certains termes généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques-uns de ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l’époque des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité de monnaie qu’exigent à certains jours de l’année ces payements disséminés sur toute la périphérie d’un pays occasionne des perturbations périodiques, mais tout à fait superficielles[4].

Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu’en soit la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de la longueur des périodes[5].

    les billets signés ou les crédits ouverts aujourd’hui aient un rapport quelconque relativement, soit à la quantité, au montant ou à la durée, avec ceux qui seront signés ou contractés demain ou après-demain ; bien plus, beaucoup de billets et de crédits d’aujourd’hui se présentent à l’échéance avec une masse de payements, dont l’origine embrasse une suite de dates antérieures absolument indéfinies ; ainsi, souvent des billets à douze, six, trois et un mois, réunis ensemble, entrent dans la masse commune des payements à effectuer le même jour. » (The Currency question reviewed ; a letter to the Scotch people by a banker in England, Edimburg, 1845, p. 29, 30, passim.)

  1. Pour montrer par un exemple dans quelle faible proportion l’argent comptant entre dans les opérations commerciales proprement dites, nous donnons ici le tableau des recettes et des dépenses annuelles d’une des plus grandes maisons de commerce de Londres. Ses transactions dans l’année 1856, lesquelles comprennent bien des millions de livres sterling, sont ici ramenées à l’échelle d’un million :
    Recettes
    Traites de banquiers et de marchands payables à terme L. st. 533 596
    Chèques de banquiers, etc., payables à vue L. st. 357 715
    Billets des banques provinciales L. st. 9 627
    Billets de la Banque d’Angleterre L. st. 68 554
    Or L. st.28089
    Argent et cuivre L. st. 1 486
    Mandats de poste L. st. 933
    Total L. st. 1 000 000
    Dépenses
    Traites payables à terme L. st. 302 674
    Chèques sur des banquiers de Londres L. st. 663 672
    Billets de la Banque d’Angleterre L. st. 22 743
    Or L. st. 9 427
    Argent et cuivre L. st. 1 484
    Total L. st. 1 000 000

    (Report from the select Committee on the Bank acts, juillet 1858, p. 71.)

  2. « Dès que le train du commerce est ainsi changé, qu’on n’échange plus marchandise contre marchandise, mais qu’on vend et qu’on paie, tous les marchés s’établissant sur le pied d’un prix en monnaie. » (An Essay upon Publick Credit, 2e éd., London, 1710, p. 8.)
  3. « L’argent est devenu le bourreau de toutes choses. » « La finance est l’alambic qui a fait évaporer une quantité effroyable de biens et de denrées pour faire ce fatal précis. L’argent déclare la guerre à tout le genre humain.» (Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses, de l’argent et des tributs, édit. Daire ; Économistes financiers, Paris, 1843, p. 413, 417, 419.)
  4. « Le lundi de la Pentecôte 1824, raconte M. Kraig à la Commission d’enquête parlementaire de 1826, il y eut une demande si considérable de billets de banque à Edimbourg, qu’à 11 heures du matin nous n’en avions plus un seul dans notre portefeuille. Nous en envoyâmes chercher dans toutes les banques, les unes après les autres, sans pouvoir en obtenir, et beaucoup d’affaires ne purent être conclues que sur des morceaux de papier. À 3 heures de l’après-midi, cependant, tous les billets étaient de retour aux banques d’où ils étaient partis ; ils n’avaient fait que changer de mains. » Bien que la circulation effective moyenne des billets de banque en Écosse n’atteigne pas trois millions de livres sterling, il arrive cependant qu’à certains termes de payement dans l’année, tous les billets qui se trouvent entre les mains des banquiers, à peu près sept millions de livres sterling, sont appelés à l’activité. « Dans les circonstances de ce genre, les billets n’ont qu’une seule fonction à remplir, et dès qu’ils s’en sont acquittés, ils reviennent aux différentes banques qui les ont émis. » (John Fullarton, Regulation of Currencies, 2e éd., London, 1845, p. 86, note.) Pour faire comprendre ce qui précède il est bon d’ajouter qu’au temps de Fullarton les banques d’Écosse donnaient contre les dépôts, non des chèques, mais des billets.
  5. « Dans un cas où il faudrait quarante millions par an, les mêmes six millions (en or) pourraient-ils suffire aux circulations et aux évolutions commerciales ? » « Oui répond Petty avec sa supériorité habituelle. Si les évolutions se font dans des cercles rapprochés, chaque semaine par exemple, comme cela a lieu pour les pauvres ouvriers et artisans qui reçoivent et payent tous les samedis, alors 40/52 de un million en monnaie, permettront d’atteindre le but. Si les cercles d’évolution sont