Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/83

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réalisé, lequel, par conséquent, n’est pas compté dans le produit et ne lui ajoute pas de valeur[1].

On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur que nous constations au commencement de nos recherches par l’analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande. Dès qu’elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus‑value, la production marchande devient production capitaliste, c’est‑à‑dire production marchande sous la forme capitaliste.

En examinant la production de la plus‑value, nous avons supposé que le travail, approprié par le capital, est du travail simple moyen. La supposition contraire n’y changerait rien. Admettons, par exemple, que, comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure, que l’un est du travail simple et l’autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur. Mais quel que soit le degré de différence entre ces deux travaux, la portion de travail où le bijoutier produit de la plus-value pour son maître ne diffère en rien qualitativement de la portion de travail où il ne fait que remplacer la valeur de son propre salaire. Après comme avant, la plus-value ne provient que de la durée prolongée du travail, qu’il soit celui du fileur ou celui du bijoutier[2].

D’un autre côté, quand il s’agit de production de valeur, le travail supérieur doit toujours être réduit à la moyenne du travail social, une journée de travail complexe, par exemple, à deux journées de travail simple[3]. Si des économistes comme il faut se sont récriés contre cette « assertion arbitraire », n’est‑ce pas le cas de dire, selon le proverbe allemand, que les arbres les empêchent de voir la forêt ! Ce qu’ils accusent d’être un artifice d’analyse, est tout bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les coins du monde. Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c’est‑à‑dire dans une certaine masse d’or ou d’argent. Par cela même, les différents genres de travail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d’une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l’or ou l’argent.

  1. Cette circonstance est une de celles qui renchérissent la production fondée sur l’esclavage. Là, d’après l’expression frappante des anciens, le travailleur est censé se distinguer seulement comme instrumentum vocale de l’instrumentum semi-vocale, l’animal, et de l’instrumentum mutum, les instruments inanimés. Mais l’esclave lui-même fait bien sentir aux animaux et aux instruments de travail qu’ils sont loin d’être ses égaux, qu’il est homme. Pour se donner cette jouissance, il les maltraite con amore. Aussi est-ce un principe économique, accepté dans ce mode de production, qu’il faut employer les instruments de travail les plus rudes et les plus lourds, parce que leur grossièreté et leur poids les rendent plus difficiles à détériorer. Jusqu’à l’explosion de la guerre civile, on trouvait dans les États à esclaves situés sur le golfe du Mexique des charrues de construction chinoise qui fouillaient le sol comme le porc et la taupe, sans le fendre ni le retourner. V. J. C. Cairns : The Slave Power. London, 1862, p.46 et suiv. — Voici en outre ce que raconte Oirnsted dans son ouvrage intitulé Slave states : « On m’a montré ici des instruments que chez nous nul homme sensé ne voudrait mettre entre les mains d’un ouvrier ; car leur poids et leur grossièreté rendraient le travail de dix pour cent au moins plus difficile qu’il ne l’est avec ceux que nous employons. Et je suis persuadé qu’il faut aux esclaves des instruments de ce genre parce que ce ne serait point une économie de leur en fournir de plus légers et de moins grossiers. Les instruments que nous donnons à nos ouvriers et avec lesquels nous trouvons du profit, ne dureraient pas un seul jour dans les champs de blé de la Virginie, bien que la terre y soit plus légère et moins pierreuse que chez nous. De même, lorsque je demande pourquoi les mules sont universellement substituées aux chevaux dans la ferme, la première raison qu’on me donne, et la meilleure assurément, c’est que les chevaux ne peuvent supporter les traitements auxquels ils sont en butte de la part des nègres. Ils sont toujours excédés de fatigue ou estropiés, tandis que les mules reçoivent des volées de coups et se passent de manger de temps à autre sans être trop incommodées. Elles ne prennent pas froid et ne deviennent pas malades quand on les néglige ou qu’on les accable de besogne. Je n’ai pas besoin d’aller plus loin que la fenêtre de la chambre où j’écris pour être témoin à chaque instant des mauvais traitements exercés sur les bêtes de somme, tels qu’aucun fermier du Nord ne pourrait les voir, sans chasser immédiatement valet de ferme. »
  2. La distinction entre le travail complexe et le travail simple (unskilled labour) repose souvent sur de pures illusions, ou du moins sur des différences qui ne possèdent depuis longtemps aucune réalité et ne vivent plus que par une convention traditionnelle. C’est aussi souvent une maniére de parler qui prétend colorer le fait brutal que certains groupes de la classe ouvrière, par exemple les laboureurs, sont plus mal placés que d’autres pour arracher la valeur de leur force de travail. Des circonstances accidentelles jouent même ici un si grand rôle que l’on peut voir des travaux du même genre changer tour à tour de place. Là où, par exemple, la constitution physique des travailleurs est affaiblie ou relativement épuisée par le régime industriel, des travaux réellement brutaux, demandant beaucoup de force musculaire, montent sur l’échelle, tandis que des travaux bien plus délicats descendent au rang de travail simple. Le travail d’un maçon (bricklayer) occupe en Angleterre un rang bien plus élevé que celui d’un damassier. D’un autre côté, le travail d’un coupeur (fustian cutter) figure comme travail simple, bien qu’il exige beaucoup d’efforts corporels et de plus qu’il soit très malsain. D’ailleurs il ne faut pas s’imaginer que le travail prétendu supérieur « skilled » occupe une large place dans le travail national. D’après le calcul de Laing, il y avait en 1843, en Angleterre, y compris le pays de Galles, onze millions d’habitants dont l’existence reposait sur le travail simple. Déduction faite d’un million d’aristocrates et d’un million correspondant de pauvres, de vagabonds, de criminels, de prostituées, etc., sur les dix-sept millions qui composaient la population au moment où il écrivait, il reste quatre millions pour la classe moyenne, y compris les petits rentiers, les employés, les écrivains, les artistes, les instituteurs, etc. Pour obtenir ces quatre millions, il compte dans la partie travailleuse de la classe moyenne, outre les banquiers, les financiers, etc., les ouvriers de fabrique les mieux payés ! Les maçons eux-mêmes figurent parmi les travailleurs élevés à la seconde puissance ; il lui reste alors les onze millions sus mentionnés qui tirent leur subsistance du travail simple. (Laing : National distress, etc., London, 1844.) « La grande classe qui n’a à donner pour sa nourriture que du travail ordinaire, forme la grande masse du peuple. » (James Mill, Art. Colony, supplément of the Encyclop. Brit., 1831).
  3. « Quand on s’en rapporte au travail pour mesurer la valeur, on entend nécessairement un travail d’une certaine espèce… dont la proportion avec les autres espèces est aisément déterminée. » (Outlines of Polit. Econ. London, 1832, p.22, 23.)