Page:Maupassant - Les causeurs, paru dans Le Gaulois, 20 janvier 1882.djvu/4

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tue la séduction profonde d’une œuvre d’art, et qui élargit jusqu’à l’infini tout sujet qu’on aborde. Non. Il faut savoir s’abstenir de traiter légèrement les grandes questions ; mais il faudrait, pour que les salons actuels, fussent abordables, qu’on sût au moins causer !



Causer ! Qu’est cela ? Causer, madame, c’était jadis l’art d’être homme ou femme du monde ; l’art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout. Aujourd’hui on parle, on raconte, on chipote, on potine, on cancane, on ne cause plus, on ne cause jamais. L’ardent musicien que je citais s’écrie : « On dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries ». — Eh bien, savoir causer, c’est savoir parler vin, femmes, émeute et… autres balivernes, sans que rien soit… ce que dit Berlioz.

Comment définir le vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie ? On s’embourbe aujourd’hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues, qui n’intéressent aucun voisin. Remarquez-le, sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d’elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés, et