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Page:Mercure de France, t. 76, n° 276, 16 décembre 1908.djvu/48

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MERCVRE DE FRANCE — 16-XII-1908


En comprendre six phrases, ce qui veut dire les avoir vécues, cela suffirait à vous élever parmi les mortels à un degré supérieur à celui que les hommes « modernes » pourraient atteindre. Comment, avec un pareil sentiment de la distance, pourrais-je seulement souhaiter d’être lu par les « modernes » que je connais !

Mon triomphe est l’opposé de celui de Schopenhauer. Je dis « non legor, non legar. » Non point que je veuille estimer trop bas la joie que m’a procurée maintes fois l’innocence que l’on mettait à dénier toute valeur à mes œuvres. Cet été encore, à une époque où, par l’accent sérieux, beaucoup trop sérieux de ma littérature, j’étais capable de déplacer l’équilibre de tout le reste de la littérature, un professeur de l’Université de Berlin me donna à entendre, avec bienveillance, que je ferais mieux de me servir d’une autre forme car, me disait-il, ce que je fais personne ne le lit.

En fin de compte, ce ne fut pas l’Allemagne, mais la Suisse qui fournit les deux cas les plus extrêmes. Un article consacré à Par delà le Bien et le Mal dans le Bund de Berne, par le docteur V. Widmann, sous le titre de le Livre le plus dangereux de Nietzsche, et un compte-rendu général de tous mes ouvrages de la plume de M. Karl Spittler, dans le même Bund, représentent un maximum dans ma vie… Je me garde bien de dire un maximum de quoi. Ce dernier traite par exemple mon Zarathoustra d’« exercice supérieur de style », en souhaitant que, dans l’avenir, je prisse également soin du contenu. Le docteur Widmann m’exprime sa considération pour le courage que je mets à tendre vers l’abolition de tous les sentiments convenables. Par une petite malice de la destinée, chaque phrase, avec une logique que j’ai admirée, semblait être une vérité à rebours. En somme, il suffisait de retourner, de « transmuer toutes les valeurs », pour frapper juste à mon égard, d’une façon même fort remarquable, au lieu de me river mon clou… J’ai d’autant plus de raison pour chercher une explication.

Bref, personne ne peut trouver dans les choses, sans en excepter les livres, plus qu’il n’en sait déjà. On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrême : qu’un livre ne parle que d’événements qui se trouvent complè-