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Page:Mercure de France - 1914-06-16, tome 109, n° 408.djvu/101

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du tablier ne tient plus. » Et il gelait fort, n’est-ce pas ? C’est pourquoi elle allait ainsi, levant un peu le bras ; pour garder l’équilibre. Il y en a qui mettent des pions de bas sur leurs souliers. Elle allait cependant, il s’est bien passé cinq minutes. Et c’est juste au moment qu’elle arrivait devant chez Branchu, je me rappelle tout, elle a tourné un peu la tête pour regarder dans la boutique ; C’est, juste à ce moment, je dis ; elle s’est arrêtée. Elle s’est redressée comme si elle allait tomber sur le dos, et elle a jeté un grand cri. Voyez-vous, c’est un de ces cris qu’on n’oublie pas ; ils ne vous sortent plus du tuyau de l’oreille. On aurait cru entendre une bête de nuit. Ça est monté tout droit, et puis ; ça s » ’est traîné, ça est devenu rauque ; en même temps je l’ai vue se baisser, et elle se tenait le ventre des deux mains. Je me suis mise à courir, et d’autres gens aussi couraient ; on l’a trouvée qui se roulait par terre… »


4

Ils l’avaient mise sur un brancard et apportée. Deux devant, deux derrière, un drap jeté sur elle, pesamment ils étaient venus. On l’avait couchée sur son lit. On avait vite été chercher la sage-femme et le curé : ils étaient arrivés trop tard. Le petit n’était plus en vie : c’était un beau garçon pourtant.

Ils le regardaient et ils s’étonnaient de le voir déjà si gros, si formé ; ils disaient : « Quel dommage ! un mois ou deux de plus, et on aurait pu le sauver. » Mais est-ce que vraiment on aurait pu le sauver ? il n’était point sorti vivant du ventre de sa mère.

Heureusement qu’elle n’en savait rien, et n’avait eu conscience de rien, depuis qu’elle était tombée. D’abord elle avait perdu connaissance, puis le délire était venu. Les soins des femmes penchées sur elle, les tisanes, les linges, les compresses chaudes, rien de tout cela ne la touchait plus. Elle était dans une autre vie, parce qu’il y a parfois une protection sur nous, et il nous est dit : « Allez ailleurs voir si vous serez mieux. » Elle était allée ailleurs : elle riait, elle était gaie. Elle voyait des choses que personne d’autre qu’elle ne voyait. Par moment elle se mettait à parler, on ne comprenait pas bien ce qu’elle disait. Mais quelques mots, par ci, par là, dépassaient le brouillard du reste, comme on voit certains grands arbres