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Page:Mercure de France - 1914-06-16, tome 109, n° 408.djvu/98

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entendre le petit bruit des gouttes, qui tombaient encore, à travers le filtre, dans le récipient.

Une lampe était allumée ; il regardait sa femme, elle avait les joues toutes marbrées de bleu.

Il se leva. Il dit :

— Écoute, promets-moi que tu te recoucheras sitôt que je serai parti.

Elle le promit, il s’en alla tranquille. Un groupe d’hommes l’attendait sous la croix, qu’il rejoignit, et ils se mirent en route ensemble dans l’espèce de brume grise que l’aube étendait autour d’eux, tandis que plus haut dans le ciel venait une couleur dorée.

Longtemps, de derrière les carreaux, elle suivit la petite troupe des yeux, puis elle pensa à aller se remettre au lit, comme elle avait promis de faire ; mais est-ce qu’on se recouche quand le soleil se lève ? et mon ouvrage, qui le fera ? et puis, se disait-elle, Joseph ne saura rien.

Elle n’arrêta donc point de travailler jusqu’à dix heures ; elle se sentait très gaie et pleine d’entrain, maintenant. On chante toutes les chansons qu’on sait. L’enfant lui tenait compagnie. Quelquefois il lui donnait un coup de poing, alors elle se redressait et d’abord faisait la grimace, mais tout de suite après un sourire venait. Qu’il bouge, qu’il se tourne, qu’il vous froisse en dedans, c’est tant mieux, après tout, puisque c’est signe qu’il est là. Plus on souffre à cause de lui, plus on l’aime. Elle considérait son ventre en se demandant : « Pauvre petit, est-ce qu’il a la place ? Il n’a point d’air, il ne voit rien, il n’entend rien, il ne mange rien : comment est-ce qu’il peut y tenir ? C’est bien naturel qu’il se venge. » Et une grande pitié lui venait en même temps qu’un grand bonheur, parce qu’il n’y avait plus qu’à prendre patience et quelqu’un se chargerait de tout. « Donne-moi trente coups de poing si tu veux, ce n’est pas moi qui me plaindrai ! » Et, dans un mouvement qu’elle ne pouvait contenir, elle faisait le geste de le serrer contre elle, le petit qui devait venir, comme s’il eût été déjà là.

On voit pourquoi elle aimait à être seule ; c’est qu’elle ne l’était jamais. Les voisines trouvaient qu’elle devenait fière. Mais moi qui ai la seule compagnie que j’aime, comment est-ce que j’irais perdre mon temps comme autrefois à bavarder au seuil