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Page:Mercure de France - 1er juin 1914, Tome 109, n° 407.djvu/123

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donna un coup de poing sur la table), même ça ne serait que. juste !…

Et il recommençait, criant presque : « Il y a assez longtemps que nous sommes pauvres, c’est bien notre tour ! » et de nouveau elle avait peur.


3

Beaucoup de femmes se mirent à tomber du haut mal.

Elles passaient dans la rue, on les voyait s’arrêter : elles renversaient la tête, elles étendaient les bras, et puis tombaient à la renverse, se débattant terriblement, tandis qu’une sorte d’écume leur venait aux coins de la bouche et leur regard était tout blanc.

Et il était difficile de ne pas voir que jamais tant de maux ne s’étaient abattus à la fois sur le pays : mais quand les gens en recherchaient la cause, là ils commençaient à ne plus s’entendre : les uns accusaient l’air, d’autres l’eau des fontaines, d’autres encore le changement de saison ; certains assuraient qu’il ne s’agissait que d’une épidémie de grippe : eussent-ils eu, les uns ou les autres, raison, cela n’expliquait toujours pas d’où venaient les querelles, les mauvaises pensées, et les accidents, qu’on a vus.

Seul Luc avait son explication, c’était d’ailleurs toujours la même :

— Il a le visage de la fausseté, disait-il, et le mouvement de ses mains est un mouvement de mensonge ! Car il semble qu’il soit chez lui et occupé à son travail : où il est, en réalité, c’est au fond de vos cœurs, et les ronge en dedans, comme fait le ver dans le fruit.

Ainsi parlait-il, élevant la voix, et il continuait de se promener dans le village, ameutant les gens par ses cris. Cela ne semblait pourtant pas avoir causé le moindre tort au nouveau cordonnier, bien au contraire ; sa boutique ne désemplissait plus. On aimait à venir lui tenir compagnie, à cause des histoires qu’il racontait, à cause aussi qu’il savait écouter les vôtres : et il y avait toujours, dans sa boutique, cinq ou six personnes d’installées, pas toujours les mêmes, bien sûr, mais sitôt qu’une sortait, une autre entrait. Ainsi c’était comme si elles ne changeaient pas. Et Branchu, pendant ce temps, tapait son cuir et tirait son ligneul, l’air nullement préoccupé des