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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/29

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ABA

de philosophie[1]. » ― La nation savante gémissait du changement qui s’était fait dans le maître ; nul n’en ignorant la cause : dans toute la ville, on ne parlait que des amours d’Héloïse et d’Abailard. Fulbert seul ne savait rien. À la fin, le bruit public parvint à ses oreilles : il sut tout. Qu’on se figure la colère du chanoine et la honte des amants à cette découverte ! Peu de temps après, Héloïse s’aperçut qu’elle était mère. Pour la soustraire aux mauvais traitements de son oncle, Abailard l’enleva, une nuit, et la conduisit en Bretagne chez sa sœur, où elle donna le jour à un fils qu’ils nommèrent Astrolabe. Fulbert était furieux. Abailard, touché de sa douleur, lui offrit d’épouser sa nièce, à condition que le mariage fût tenu secret. C’est qu’en effet, dans ce siècle, le mariage était considéré comme contraire à la dignité d’un philosophe, et incompatible avec le silence et les méditations solitaires qu’exige la science. Le chanoine consentit avec empressement et engagea sa foi. Mais Héloïse refusa d’acheter l’honneur en exposant la gloire de son amant ; les raisons qu’elle fit valoir pour le détourner de son projet sont admirables de dévouement et de tendresse. Abailard refusa d’accepter ce magnanime sacrifice. Héloïse le suivit avec tristesse à Paris. Après une nuit passée en prières dans une église, ils reçurent la bénédiction nuptiale en présence de quelques amis. Les époux se retirèrent séparément et ne se virent plus qu’à de rares intervalles et avec mystère, afin que personne ne pût soupçonner ce qui s’était fait. Mais Fulbert voulut que la réparation fût publique comme avait été l’offense ; et, au mépris de la foi promise, il s’empressa e tout divulguer. Héloïse indignée protesta hautement contres les bruits répandus par son oncle, et Abailard, craignant pour elle la violence de Fulbert, l’envoya au couvent des nonnes d’Argenteuil où elle avait été élevée ; elle y prit l’habit, à l’exception du voile. Le chanoine est ses parents, s’imaginant qu’il la mettait au couvent pour s’en débarrasser, forment aussitôt le projet de punir cette trahison. Ils gagnent un domestique ; s’introduisent dans la chambre d’Abailard pendant son sommeil, et exercent sur sa personne une vengeance sans nom. Deux des bourreaux furent arrêtés et mutilés de la même manière. ― Paris s’éveilla au bruit de ce tragique événement. Abailard, honteux de lui-même, résolut d’aller cacher son humiliation dans l’ombre d’un cloître. Avant de s’y enfermer, il ordonna à son épouse de prendre le voile à Argenteuil. Héloïse n’avait pas de vocation pour la vie monastique. Des amis, des parents, jaloux de conserver au monde sa jeunesse, sa beauté, ses talents, s’efforcèrent de l’effrayer par le peinture d’un interminable supplice ; ils n’obtinrent que des larmes, des sanglots, avec ces plaintes de Cornélie : Illustre époux ! ma couche n’était pas digne de toi ! quels droits avais-je sur une tête si haute ? Pouvais-je former ce nœuds impies, s’ils devaient faire ton malheur ? Reçois aujourd’hui l’expiation volontaire que je t’offre. Elle marcha en même temps vers l’autel et prit le voile des mains de l’évêque. ― Abailard entra à St-Denis. Avant la fin de sa convalescence, les clercs vinrent en foule le solliciter de reprendre ses cours et de consacrer à l’amour de Dieu des talents qui, jusque-là, n’avaient été pour lui qu’un instrument de gloire et de fortune. Les moines, dont il censurait sans ménagement la vie mondaine et les dérèglements, saisirent l’occasion de se débarrasser d’un témoin odieux, et joignirent leurs instances à celles de ses disciples. Il céda et alla s’installer dans une maison dépendante du couvent. Sa parole y attira une si grande foule de disciples, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Il recommença à mêler dans son enseignement la philosophie à la religion. Ce fut alors qu’il composa pour ses élèves son Traité sur l’Unité et le Trinité en Dieu, sous le titre d’Introduction à la théologie. Dans cet ouvrage, Abailard appliquait à la démonstration du dogme fondamental des chrétiens des comparaisons tirées de l’ordre humain et philosophique. La Trinité, disait-il, ressemble au syllogisme, où trois propositions distinctes ne forment cependant qu’un seul et même raisonnement. Le livre produisit une vive impression et dut très-goûté de ses disciples, « qui prétendaient, assure-t-il, qu’il est inutile de parler pour n’être pas compris, qu’on ne peut croire que ce qu’on comprend, et qu’il est ridicule de voir un homme prêcher aux autres ce que ni lui ni ceux qu’il veut instruire ne peuvent comprendre. Le Seigneur ne se plaignait-il pas que des aveugles conduisent des aveugles ? » Mais il n’était pas prudent de vouloir expliquer les mystères. Ses ennemis, ceux dont il avait dépeuplé les écoles, l’accusèrent d’hérésie. À leur tête se signalaient par leur acharnement deux disciples de Champeaux et d’Anselme, Albéric et Lotulfe, qui gouvernaient les écoles de Reims. Il fut traduit devant un concile réuni à Soissons, en 1121, sous la présidence du légat apostolique. En entrant dans la ville, Abailard faillit être lapidé par le peuple, à qui on avait persuadé qu’il enseignait trois Dieux. Mais la crainte du danger ne le détourna pas du soin de sa défense. Chaque jours, avant les séances du concile, il expliquait publiquement le sens orthodoxe de ses écrits, et tous ceux qui l’écoutaient cédaient au pouvoir de son éloquence. Les accusateurs étaient fort embarrassés de leur rôle et ne savaient comment le convaincre. Le dernier jour, Geoffroi, le saint évêque de Chartres, exhorta les juges à la modération et demanda que l’accusé fût admis à se justifier. Les ennemis d’Abailard s’écrièrent qu’il y avait folie à vouloir le mettre aux prises avec la rhétorique d’une homme dont les arguments et les sophismes triompheraient du monde entier. Cet avis ayant prévalu, Abailard fut déclaré hérétique sabellien et condamné comme tel, sans qu’il lui fût permis de répondre ni de prononcer un seul mot pour sa défense. Amené en présence du concile, on lui lut sa sentence ; après quoi les évêques le forcèrent à jeter lui-même son livre au feu, et le livrèrent à l’abbé de St-Médard, qui l’emmena prisonnier à son couvent. Cette condamnation rigoureuse pouvait être juste au fond, car les opinions du professeur sur les universaux ne devaient

  1. Hist. calamit.