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Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/656

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ANC

parfaitement avec le caractère personnel du roi. Aussi pouvait-on, sans trop s’avancer, prévoir qu’il entrerait un jour dans les conseils mêmes de la couronne. Il s’y prépara de ce moment par des publications sérieuses, où il eut occasion d’appliquer à la politique les doctrines qu’il avait professées en bistoire et en philosophie. Son premier ouvrage de ce genre fut un Traité de la souveraineté, Paris, 1816, où il développe un thème sur lequel aujourd’hui il n’est plus de doute possible, mais où s’étaient égarés tant de bons esprits du dernier siècle, à savoir : qu’une constitution ne saurait jamais être quelque chose d’absolu ; qu’il y faut toujours consulter les différences de temps, de lieux, de climats. Un nouvel écrit intitulé : Science de l’État (1824), traduit et annoté par M. Guizot, complète le précédent, et a pour objet de mettre d’accord, par les différences mêmes, les doctrines de Montesquieu avec les besoins et les principes nouveaux ; travail utile assurément, mais que la nature des choses réalisait déjà ! 1824 et 1825 le virent revenir à ses études philosophiques, bien qu’il ne renonçât point aux travaux du publiciste, les mêlant au contraire. En conséquence, il publia de nouveaux Essais de politique et de philosophie ; puis un dernier ouvrage ayant pour titre ; de la Foi et de la Science dans la philosophie de l’esprit ; des Constitutions de l’État et de leur influence sur la législation. En 1829, à la veille d’une nouvelle secousse dans l’état politique de l’Europe, Ancillon fut placé à la tête du cabinet prussien, et dirigea spécialement les affaires étrangères. Comment et dans quel esprit le publiciste, le philosophe, enfin l’historien, allait-il gouverner un si grand royaume ? Car bien que la Prusse soit une monarchie pure, les successeurs du grand Frédéric tiennent quelque compte des vues de leurs conseillers. La réponse à la question que nous venons de poser se résume en ce seul mot : l’homme d’État ne démentit point l’homme privé et l’écrivain ; à la tête du ministère, il fut aussi modéré qu’il l’avait été dans ses écrits ; et quand 1830 vint remettre en question le sort des États, Ancillon fut pour la politique temporisatrice ; politique qui répondait de tout point aux dispositions de son souverain. Pour le présent, elle fut couronnée de succès. N’est-ce pas aussi une belle satisfaction pour un homme d’État que de faire rentrer dans leur lit les questions menaçantes de l’avenir, alors qu’elles sont déchaînées ? Le célèbre baron de Stein appelait Ancillon le bon homme (die Briefe der Freiherm von Stein und von Gagern) ; mais ce bon homme fit couler paisibles les dernières années du roi ; il laissa se reposer le royaume des longues agitations qu’il avait traversées : la famille du ministre avait trop souffert par l’intolérance religieuse (on se rappelle que cette famille fut une des victimes de la révocation de l’édit de Nantes) ; elle avait trop souffert, disons-nous, pour qu’un de ses descendants fit triompher des doctrines exclusives. Il y a donc quelque chose de sévère dans le jugement que portent de lui quelques esprits, et la postérité ne ratifiera pas précisément ces paroles que nous lisons dans l’ouvrage d’un publiciste français (M. Lerminier, Au delà du Rhin) : « M. Ancillon est toujours l’homme des tempéraments et du mileu ; il tient honorablement au place entre le génie et la médiocrité ; sa philosophie n’est pas plus décidée que sa politique ; son style n’a pas plus de vigueur que son administration ; tout est dans une mesure honnête et convenable, toujours à l’abri de la force et de la grandeur… » Mais ne faut-il pas quelque force et quelque grandeur même pour être modéré ! Quelle que soit la doctrine d’un homme, s’il est convaincu, s’il la veut faire triompher, il lui faut toujours de la force pour cela. Et quant à ce qui est dit ici de la philosophie d’Ancillon, il suffit de détacher une de ces pensées, qui sont tout un livre, pour réduire encore une appréciation trop rigoureuse. On lit, par exemple, dans les Essais de philosophie, de politique et de littérature, édition de 1852, Paris : « En voyant les désirs immenses, les hautes prétentions, en les facultés riches et indéfinies de l’homme civilisé, et les bornes, ainsi que les misères de son état actuel, le théologien dit que c’est un être déchu, un roi détrôné ; certains philosophes, que c’est un animal dénaturé, un singe parvenu, ou plutôt puni pour être sorti de son état ; le politique, un être productif à qui il faudrait donner le moyen et le désir du superflu, afin qu’il fit et obtint le nécessaire ; le cosmopolite, un ouvrier congédié pour toujours, après avoir poussé quelques moments à la grande roue du perfectionnement de l’esprit humain ; le sage religieux, un être immortel qui commence son éducation et qui doit l’achever ; qui avance lentement ; mais qui arrivera, parce qu’il y a de la marge dans l’éternité. » Est-ce là une philosophie qui n’est pas décidée ? est-ce là de la médiocrité, et le dernier trait ne touche-t-il pas au sublime ? Cependant, pour avoir été judicieux, le philosophe ne fut pas pour cela créateur d’un système ; car lorsqu’il dit (libr. cit.) que « tout commence par la sensation, ou tout parait commencer par elle ; mais qu’il ne s’ensuit pas que tout résulte d’elle ou que même tout consiste en elle…, et que… l’activité propre et intérieure de l’âme entre pour, beaucoup dans le travail qui produit nos représentations, nos sentiments, nos idées ; enfin que la raison recèle des principes qu’elle n’emprunte pas du dehors, qu’elle ne doit qu’à elle-même, mais que les impressions des sens sollicitent à sortir de leur obscurité, et qui, loin de devoir aux sensations leur origine, servent à les apprécier, à les juger, à les employer ; » lors, disons-nous, que l’auteur des Mélanges s’exprime ainsi, que fait-il, sinon qu’il proclame ce qui sera toujours la base d’une saine philosophie, ce que le vicaire savoyard a dit avant lui : cette raison qui agit sur le dehors, comme celui-ci réagit sur elle, est-ce autre chose que la conscience, le sens intime qui, depuis Socrate jusqu’à Rousseau, a toujours été le fondement des doctrines spiritualistes ? Mais enfin, par cela même qu’elle faisait siens ces sages principes, sa philosophie était loin de n’avoir rien de décidé… Ancillon s’est éteint dans le calme du sage, dans l’année 1851. V. R-d.