Aller au contenu

Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 1.djvu/716

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
700
ANG

ainsi que Marmontel, d’être au nom de ses amis. Les jeunes femmes venaient chez elle étudier l’air et le ton. Dans son enthousiasme, Marmontel loue jusqu’à son silence animé par le feu d’un regard spirituellement attentif ; et, pour conclusion devenue nécessaire, le panégyriste dit que cette femme était unique. Il fallait du moins qu’elle fût très-aimable, puisqu’elle sut exalter à ce point le froid auteur de Bélisaire. — On crut, dans le temps, que Thomas avait voulu peindre Mme d’Angiviller dans son Essai sur les femmes, quand il dit : « Il y a dans ce siècle, et dans cette capitale même, des femmes qui honoreraient un autre siècle que le nôtre. Plusieurs joignent à une raison vraiment cultivée une âme forte, et relèvent, par des vertus, leurs sentiments de courage et d’honneur. Il y en a qui pourraient penser avec Montesquieu, et avec qui Fénélon aimerait à s’attendrir, etc. » — Ce fut à un souper chez madame de Marchais qu’en 1774 madame du Deffand, complimentée sur la perte qu’elle venait de faire, ce jour-là même, du comte de Pont de Veyle avec qui elle vivait depuis quarante ans, dit ce mot singulier : « Hélas ! il est mort ce soir à six heures ; sans cela vous ne me verriez pas ici. » Et Laharpe, qui était un des convives, raconte « qu’elle soupa comme à son ordinaire, c’est-à-dire fort bien, car elle était très-gourmande » (Correspondance littér., t. 3, p. 146). — À la mort de Louis XV, le comte d’Angiviller remplaça l’abbé Terray dans la direction générale des bâtiments, des manufactures et des académies, et il obtint la survivance de Buffon dans l’intendance du Jardin du roi ; et sa maison fut plus que jamais le rendez-vous des savants, des littérateurs, des artistes et de ce que la cour et la ville avaient de plus distingué. Madame d’Angiviller passa le règne entier de Louis XVI, jusqu’à la révolution, dans toutes les jouissances que donnent la richesse, l’esprit, la vogue et le crédit. Mais tout changea pour elle, comme pour tant d’autres, lorsque la monarchie acheva de s’écrouler dans la journée du 10 août. Le comte d’Angiviller avait émigré. Sa femme s’était retirée à Versailles, où elle vivait des débris d’une grande fortune. Elle traversa les temps orageux de la république dans des transes continuelles ; et, pour n’être pas inscrite sur la liste des suspects où les comités révolutionnaires avaient porté la moitié de la France, elle jugea nécessaire un grand sacrifice à la peur : elle fit solennellement hommage à la société populaire de Versailles d’un buste de Marat, et dut à cette démarche singulière d’échapper à la prison, et probablement à l’échafaud. Après le règne de la terreur, elle vit arriver, avec plus de courage, le directoire, le consulat et l’empire. Elle avait fait empailler un petit épagneul aimé quand il vivait, pleuré après sa mort, et que pendant plusieurs années elle conserva placé dans son appartement, sur un lit de verdure, entre des arbustes et des fleurs. Mais enfin un beau jour, soit crainte, soit admiration, l’animal fidèle et si longtemps regretté fut remplacé sur son trône par le buste de l’empereur. — Madame d’Angiviller s’était formé de nouveau une société aimable ; elle attirait chez elle Ducis, l’abbé de la Fage, qui s’était fait un nom comme prédicateur, mademoiselle de La Tour-du-Pin ; madame Babois qui, dans l’élégie n’avait point de rivale, la duchesse de Villeroi (voy. ce nom), qui avait composé des chansons pour les Actes des apôtres, et d’autres personnes distinguées qui avaient fixé leur séjour a Versailles. Mais alors la jeune fée de Marmontel se trouvait bien changée : ce n’était plus qu’une coquette d’esprit, vieille et spirituelle, et en même temps une dévote mondaine, qui avait des travers singuliers ; elle donnait chaque semaine des diners profanes et des diners de sanctification. Tous les vendredis l’abbé de la Fage débitait, en présence de quelques élus, au nombre desquels était toujours Ducis, un de ces sermons qu’il avait prêchés a la ville et à la cour, et qu’alors il ne pouvait plus faire entendre que dans un salon ou dans un boudoir. Un jour l’abbé prêcha sur la tempérance, ce qui ne l’avait pas empêché de prendre sa bonne part du succulent festin qui précédait toujours le sermon. — L’âge avait amené des idées bizarres dans la tête de madame d’Angiviller : elle croyait déjà depuis longtemps que la mort provenait d’un racornissement. En conséquence, pour reculer le fatal accident, elle passait, chaque jour, deux et trois heures dans le bain pour tenir sa frêle machine dans un état émollient ; et puis elle rentrait dans son lit, qu’elle ne quittait jamais que pour sa baignoire, afin de ne pas racornir. Le style de ses lettres avait aussi sans doute subi une révolution ; il était alors mignardisé, fardé, prétentieux ; c’était de l’esprit du temps de Marivaux, de Crébillon fils et de Dorat. C’est dans sa chambre qu’elle recevait, qu’on lisait des vers, qu’on causait du tiers et du quart, qu’on prêchait et qu’on dînait. Voici la description de l’appartement ou du temple de la fée : l’escalier était garni, sur toutes les marches, à droite et à gauche, d’orangers, de tubéreuses, de grenadiers, de lauriers-roses et d’autres arbustes, qui faisaient aussi d’un long corridor une allée de verdure. On arrivait dans le sanctuaire : les volets étaient presque fermés, et à travers les rideaux et les draperies ne pénétrait jamais qu’un jour incertain, faible et fantastique. Des caisses d’arbustes et des vases de fleurs étaient disposés au pourtour en gradins. On tournait un large paravent, et l’on arrivait en face du lit où l’on avait peine d’abord à distinguer la vieille dame ; enfin, quand les lumières ménagées avec art venaient permettre de distinguer les objets sans trop les éclairer, on voyait Madame d’Angiviller, déjà plus qu’octogénaire hautement coiffée en cheveux d’emprunt, farcis de poudre blonde, flanqués de bouffettes de comètes rose et lilas. Sur le haut de sa tête était attaché un voile blanc comme celui d’une vierge ou d’une vestale de l’opéra : un châle, noué en cravate, cachait le bas de la figure jusque sous la lèvre inférieure. Un des bras de la dame, élevé, tenait ou agitait un éventail, et se montrait orné d’un bracelet de rubans noirs. On apportait aux dames des chaufferettes où brûlaient des essences. Des essences étaient aussi jetées sur des réchauds derrière le paravent, et les odeurs et les parfums des fleurs, sans air et sans