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cette lettre demeura sans réponse ; et Abel, après avoir langui encore plus de six mois dans le malheur, mourut le 6 avril 1829, aux mines de fer de Froland en Norwége, où il était allé pour visiter ses parents. Pendant qu’Abel se mourait, le gouvernement prussien, voulant attirer dans ses États un homme qui pouvait contribuer si puissamment au progrès des sciences, lui fit offrir une place honorable à Berlin ; mais cette démarche, qui aurait au moins adouci les derniers moments de l’infortuné géomètre, ne fut connue en Norwége que lorsque Abel n’existait plus. Sa mort, et les circonstances déplorables qui l’avaient peut-être amenée, causèrent des regrets universels. L’Institut de France, par une décision sans exemple, ordonna que la moitié du grand prix de mathématiques, pour l’année 1830, serait donnée à la mère d’Abel ; et cette mère infortunée dut ressentir davantage, par cet honneur, la perte qu’elle avait éprouvée. En Allemagne, en Italie, on déplora vivement ce malheur : on regrettait les vertus privées d’Abel, non moins que ses talents extraordinaires. Sa modestie, la noblesse de son caractère, l’absence de toute jalousie, lui conciliaient l’estime et l’affection de tous ceux qui avaient eu le bonheur de le connaître ; et le célèbre M. Bessel l’appelait l’homme modèle. Enfin, après quatre ans, le gouvernement suédois entendit ces cris d’admiration, et l’on dit qu’il chargea M. Hansteen de publier en un seul corps tous les ouvrages d’Abel, en y ajoutant une biographie complète de cet illustre auteur. Cette publication fut attendue par tous les amis de la science. Rien n’a manqué à la gloire du géomètre norvégien après sa mort, mais tout a manqué à son bonheur pendant sa vie. — Et ici nous élèverons la voix pour demander compte à ces hommes égoïstes qui, par leur indifférence, ont contribué à abréger les jours d’Abel, pour leur demander compte, disons-nous, de toutes les découvertes que sa mort nous a ravies, et dont quelques-unes, qu’il a énoncées sans démonstration, frappent d’étonnement tous ceux qui peuvent en comprendre l’importance. Était-ce bien le temps, au 19e siècle, de renouveler la mort du Camoëns ? Nous ne parlons pas seulement aux gouvernements et aux rois, nous parlons aussi aux particuliers et aux nations, car on ne demande pas sous quel règne a langui le Camoëns, mais on se dit : il mourut de faim en Portugal. Et il faut qu’on sache que cette protection accordée à des savant célèbres, dans un âge ou ordinairement ils n’en ont plus besoin ; que cette protection qui rappela dans sa patrie Galilée à cinquante ans, après que la persécution l’en eut chassé dans sa jeunesse, n’est autre chose que le désir d’acheter comptant un peu de la gloire de ces grands hommes ; et que celui qui aurait illustré son pays, s’il y avait été bien traité, peut le couvrir d’opprobre lorsqu’il y est mort abreuvé de chagrins. — Après avoir parlé de la vie d’Abel, il nous reste à rendre compte de ses travaux analytiques. Sans nous arrêter à des recherches spéciales sur les séries, sur les intégrales eulériennes, sur un problème de mécanique, etc., nous pouvons partager les travaux d’Abel en deux grandes classes : ses écrits sur les équations algébriques, et ceux sur les fonctions Nous avons déjà dit qu’il s’occupa d’abord de la résolution des équations du cinquième degré ; mais dans ce premier essai, et dans la démonstration de l’impossibilité d’obtenir généralement cette résolution, il parait n’avoir jamais connu les nombreux travaux du géomètre italien Ruffini, sur le même sujet. Il nous est impossible d’exposer ici l’analyse d’Abel : nous dirons seulement qu’en s’appuyant sur un théorème de M. Cauchy, il parvient à démontrer que si la résolution de l’équation algébrique du cinquième degré était possible, il en résulterait une absurdité, dérivée de la multiplicité des racines. Ce genre de démonstration, tiré de la multiplicité des racines, peut ne pas paraître entièrement satisfaisant pour ceux qui connaissent à combien de disputes on a été amené par l’ambiguïté des racines, dans la résolution des équations du quatrième degré. Quoi qu’il en soit, ces recherches resteront comme de beaux théorèmes d’analyse, lors même que la démonstration d’Abel ne serait pas complète. Mais bientôt il s’occupa de questions plus importantes. Lorsque M. Gauss publia, en 1804, sa mémorable découverte de la résolution des équations a deux termes, il annonça qu’il pouvait résoudre par des méthodes analogues les équations d’où dépendait la multisection de l’arc de la lemniscate. Mais cette espèce de défi porte aux géomètres resta longtemps sans réponse ; et quoique Lagrange, en 1808, par une méthode très-ingénieuse, ramenât à sa théorie générale des équations la résolution des équations a deux termes, cependant il ne donna pas la solution du problème de l’illustre géomètre de Gottingen[1]. Abel fut amené à s’occuper de cette question par ses recherches sur les fonctions elliptiques. Il a publié en 1829, dans le 4e volume du journal de M. Crelle, un mémoire sur une classe d’équations résolubles algébriquement, qui est un modèle d’invention et d’élégance de méthode. Il y démontre que si toutes les racines d’une équation sont liées entre elles par un rapport rationnel, on pourra les déterminer algébriquement, et il trouve d’autres propositions importantes. Il avait promis d’appliquer, dans un second mémoire, sa théorie aux fonctions elliptiques, mais il n’a pu achever cette partie de son travail. Il résulte de quelques-unes de ses lettres qui ont été publiées, qu’il avait aussi déterminé toutes les classes d’équations algébriques qu’on pouvait résoudre par les radicaux : découverte très-importante, dont il n’a laissé ni l’analyse ni la démonstration. L’autre classe des travaux d’Abel comprend ses recherches sur les fonctions elliptiques. Après la découverte du calcul intégral, on espéra un instant ramener aux fonctions algébriques et circulaires l’intégration de toutes les fonctions différentielles d’une seule variable ; mais après bien des essais infructueux., on reconnut qu’il fallait placer, parmi l’infinité de formules qu’on ne savait pas intégrer, une expression fort simple, celle qui

  1. Dans un mémoire présenté à l’Institut le 13 juin 1825, l’auteur de cet article avait déjà résolu ce probleme ; mais ce travail, quoique antérieur aux recherches d’Abel, n’a été publié que longtenps après, dans le 5e volume du recueil des Savants étrangers.