Page:Michelet - OC, Histoire de la Révolution française, t. 3.djvu/95

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citoyen qui avait la France dans le cœur, un de ces vieux Français de la race des Vauban et des Boisguillebert, qui, sous la royauté, n’en poursuivaient pas moins, dans les seules voies ouvertes alors, la sainte idée du bien public. Inspecteur des manufactures, il avait passé toute sa vie dans les travaux, les voyages, à rechercher les améliorations dont notre industrie était susceptible. Il avait publié plusieurs de ces voyages et divers traités ou mémoires relatifs à certains métiers. Sa belle et courageuse femme, sans se rebuter de l’aridité des sujets, copiait, traduisait, compilait pour lui. L’Art du tourbier, l’Art du fabricant de laine rase et sèche, le Dictionnaire des manufactures, avaient occupé la belle main de Madame Roland, absorbé ses meilleures années, sans autre distraction que la nais-

    commerce et de l’industrie. Il voyageait ordinairement à cheval ou à pied, ce qui lui permettait d’observer de très près, de s’arrêter, de saisir bien des détails qui échappent à ceux qui vont en voiture. J’y vois entre autres choses curieuses, qui prouvent l’étendue du commerce de la France d’alors, que les gros draps d’Amiens se vendaient à Lugano. Il juge l’Italie religieuse et Rome spécialement au point de vue des philosophes de l’époque, mais souvent avec une douce équité trop rare chez eux, et qu’on s’étonne de trouver chez ce juge sévère. Tout ce qu’un honnête homme peut écrire à un honnête homme, il l’écrit, sans vaine réserve, à sa jeune correspondante, si pure, si forte, si sérieuse ; il ne s’aperçoit en rien, dans ce commerce de deux esprits, des différences de sexe et d’âge. Cet homme de quarante-cinq ans n’avait d’ami que cette jeune fille de vingt, que depuis il épousa. Il lui avait laissé ses manuscrits en partant pour ce voyage. Roland était brouillé avec ses parents, dévots et aristocrates. Mlle Phlipon avait été obligée par l’inconduite de son père de se réfugier dans un couvent de la rue Neuve-Saint-Étienne, qui mène au Jardin-des-Plantes ; petite rue si illustre par le souvenir de Pascal, de Rollin, de Bernardin de Saint-Pierre. Elle y vivait, non en religieuse, mais dans sa chambre, entre Plutarque et Rousseau, gaie et courageuse, comme toujours, mais dans une extrême pauvreté, avec une sobriété plus que spartiate, et semblant déjà s’exercer aux vertus de la république.