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Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/128

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XXVII

Ce furent de pénibles, de cruelles, de douloureuses journées que je vécus dans l’ombre du palier, et si longues, si longues, qu’il me semblait qu’elles ne finissaient jamais. J’avais l’oreille sans cesse collée contre la porte, et j’écoutais le moindre bruit avec une angoisse horrible, et mon cœur sursautait au moindre craquement du plancher. L’escalier aboutissait à ce suprême palier, et ce palier formait un renfoncement noir que prolongeait un sordide couloir, éclairé par un petit châssis vitré, et au bout duquel était ma chambre. Sur une planche de bois, dans un angle, entre deux portes, était posée une lampe à pétrole qu’on n’allumait jamais, et d’intolérables odeurs circulaient, de méphitiques odeurs qui tombaient du plafond, montaient de l’escalier, sortaient des murs, le long desquels rampaient bizarrement des insectes noirs. Je n’osais pas bouger, ni marcher dans ce couloir, de peur que Lucien ne m’entendît. Il n’eût pas supporté ma présence, en chien de garde, si près de lui. Sa colère eût été grande à me voir l’espionner de la sorte, car il n’eût pas compris le sentiment qui m’animait, un sentiment de tendresse décuplé par la peur. Mais un secret instinct m’avertissait que je devais, malgré tout, malgré lui même, veiller sur lui. Je sentais qu’il pesait dans l’air, autour de mon ami, quelque chose de tragique, quelque chose qui rôdait, de farouche et de terrible, comme la mort. Et je me disais que je lui étais une protection, que, tant que je serais là, j’écarterais, de lui, le malheur et le danger.