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Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/76

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seule, et sans que cela soit sensible à l’œil, elle ménage par d’invisibles juxtapositions de nuances, le passage d’un ton à un autre… Eh bien ! c’est cet invisible passage que le peintre, pour arriver à une harmonie approximative, et nécessaire, doit voir et reconstituer sur sa toile. Il ne peut le faire qu’en divisant le ton… Oui, mais voilà… Ah ! nom d’un chien !… Et, tu sais, ils ne se doutent pas de ça, à l’école…

Puis, brusquement, il s’interrompait et, me donnant un coup de coude, il disait :

— Mais quelle drôle de tête tu avais, tout à l’heure !… Et pourquoi voulais-tu t’en aller ?… Tu étais malade ?

Je lui avouais la peur qui m’avait saisi, je lui décrivais les étranges visions de l’atelier. Lucien exultait.

— Eh bien, voilà ! c’est de l’art, mon petit… l’art c’est ça !… Des visions ?… mais tu es un enfant… tu as trouvé le caractère des choses de l’atelier, ni plus ni moins… Un chevalet comme une croix, comme un gibet !… Bravo !… c’est ça, c’est le caractère !… Tu as donné à cet objet, qui n’est rien, qui n’a pas une existence réelle, la forme des terreurs de ton esprit !… Demain, peut-être, tu verras autrement, tu le verras comme… un cathédrale… comme une grande fleur de soleil !… Il faut bien te mettre dans la tête une vérité… un paysage… une figure… un objet quelconque, n’existent pas en soi… Ils n’existent seulement qu’en toi… Tu t’imagines qu’il y a des arbres, des plaines, des fleuves, des mers… Erreur, mon bonhomme… il n’y a rien de tout cela, ultérieurement du moins… tout cela est en toi, et c’est bien plus dur, il me semble… Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir… Et la preuve c’est que, si tu peins le même paysage, un jour de gaieté, et un jour de tristesse, il ne se ressemble pas du tout. La nature, la nature !… Parbleu ! je crois bien la nature !… Elle est admirable, la nature… admirable en ceci — écoute moi bien — qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une combinaison idéale et multiforme de ton cerveau, une émotion intérieure de ton âme !… Un arbre… un arbre !… Eh bien, quoi, un arbre ?… Qu’est-ce que ça prouve ?… Les naturalistes me font rire… Ils ne savent pas ce que c’est que la nature… Ils croient qu’un arbre est un arbre, et le même arbre !…