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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/116

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qui en veut faire un homme de bien, sans doubte il ne le faut espargner en cette jeunesse, et souvent choquer les regles de la medecine :

vitamque sub dio et trepidis agat In rebus.

Ce n’est pas assez de luy roidir l’ame ; il luy faut aussi roidir les muscles. Elle est trop pressée, si elle n’est secondée, et a trop à faire de seule fournir à deux offices. Je sçay combien ahanne la mienne en compagnie d’un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souvent en ma leçon, qu’en leurs escris mes maistres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l’espessissure de la peau et durté des os. J’ay veu des hommes, des femmes et des enfans ainsi nays, qu’une bastonade leur est moins qu’à moy une chiquenaude : qui ne remuent ny langue ny sourcil aux coups qu’on leur donne. Quand les Athletes contrefont les philosophes en patience, c’est plus tost vigueur de nerfs que de cœur. Or l’accoustumance à porter le travail est accoustumance à porter la doleur : labor callum obducit dolori. Il le faut rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la desloueure, de la colique, du cautere, et de la geaule, et de la torture. Car de ces dernieres icy encore peut-il estre en prinse, qui regardent les bons selon le temps, comme les meschants. Nous en sommes à l’espreuve. Quiconque combat les loix, menace les plus gens de bien d’escourgées et de la corde. Et puis, l’authorité du gouverneur, qui doit estre souveraine sur luy, s’interrompt et s’empesche par la presence des parens. Joint que ce respect que la famille luy porte, la connoissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas legieres incommoditez en cet aage. En cette eschole du commerce des hommes, j’ay souvent remarqué ce vice, qu’au lieu de prendre connoissance d’autruy, nous ne travaillons qu’à la donner de nous, et sommes plus en peine d’emploiter nostre marchandise que d’en acquerir de nouvelle. Le silence et la modestie sont qualitez tres-commodes à la conversation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suffisance, quand il l’ara acquise ; à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa presence, car c’est une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de nostre appetit. Qu’il se contente de se corriger soy mesme, et ne semble pas reprocher à autruy tout ce qu’il refuse à faire, ny contraster aux meurs publiques. Licet sapere sine pompa, sine invidia. Fuie ces images regenteuses et inciviles, et cette puerile ambition de vouloir paroistre plus fin pour estre autre, et tirer nom par reprehensions et nouvelletez. Comme il n’affiert qu’aux grands poetes d’user des licences de l’art, aussi n’est-il supportable qu’aux grandes ames et illustres de se privilegier au dessus de la coustume. Si quid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem fecerint, idem sibi ne arbitretur licere : magnis enim illi et divinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra de n’entrer en discours ou contestation que où il verra un champion digne de sa luite, et là mesmes à n’emploier pas tous les tours qui luy peuvent servir, mais ceux-là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu’on le rende delicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence, et par consequent la briefveté. Qu’on l’instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la verité, tout aussi tost qu’il l’appercevra : soit qu’elle naisse és mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en luy-mesmes par quelque ravisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire un rolle prescript. Il n’est engagé à aucune cause, que par ce qu’il l’appreuve. Ny ne fera du mestier où se vent à purs deniers contans la liberté de se pouvoir repentir et reconnoistre. Neque, ut omnia quae praescripta et imperata sint defendat, necessitate ulla cogitur. Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres loyal serviteur de son prince et tres-affectionné et tres-courageux ; mais il luy refroidira l’envie de s’y attacher autrement que par un devoir publique. Outre plusieurs autres inconvenients qui blessent nostre franchise par ces obligations particulieres, le jugement d’un homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d’imprudence et d’ingratitude. Un courtisan ne peut avoir ny loi ni volonté de dire et penser que favorablement d’un maistre qui, parmi tant de milliers d’autres subjects, l’a choisi pour le nourrir et eslever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison sa franchise, et l’esblouissent. Pourtant void on coustumierement le langage de ces gens-là divers à tout autre langage d’un estat, et de peu de foy en telle matiere. Que sa conscience et sa