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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/222

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Vertitur, et stomacho dulcis ut esca nocet.

Pensons nous que les enfans de cœur prennent grand plaisir à la musique ? la sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les masquarades, les tournois, rejouyssent ceux qui ne les voyent pas souvent et qui ont désiré de les voir : mais, à qui en faict ordinaire, le goust en devient fade et mal plaisant ; ny les dames ne chatouillent celuy qui en joyt à cœur saoul. Qui ne se donne loisir d’avoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous res-jouissent, mais, aux joueurs, elles servent de corvée. Et qu’il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c’est leur feste, de se pouvoir quelque fois travestir et démettre à la façon de vivre basse et populaire,

Plerumque gratae principibus vices,
Mundaeque parvo sub lare pauperum
Caenae, sine aulaeis et ostro,
Solicitam explicuere frontem.

Il n’est rien si empeschant, si desgouté, que l’abondance. Quel appetit ne se rebuteroit à veoir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand seigneur en son serrail ? Et quel appetit et visage de chasse s’estoit reservé celuy de ses ancestres qui n’alloit jamais aux champs à moins de sept mille fauconniers ? Et, outre cela, je croy que ce lustre de grandeur apporte non legieres incommoditez à la jouyssance des plaisirs plus doux : ils sont trop esclairez et trop en butte. Et, je ne sçay comment, on requiert plus d’eux de cacher et couvrir leur faute. Car ce qui est à nous indiscretion, à eux le peuple juge que ce soit tyrannie, mespris et desdain des loix ; et, outre l’inclination au vice, il semble qu’ils y adjoustent encore le plaisir de gourmander et sousmettre à leur pieds les observances publiques. De vray Platon, en son Gorgias, definit tyran celuy qui a licence en une cité de faire tout ce qui luy plaist. Et souvent, à cette cause, la montre et publication de leur vice blesse plus que le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé : ils le sont jusques à leurs contenances et à leurs pensées, tout le peuple estimant avoir droict et interest d’en juger ; outre ce que les taches s’agrandissent selon l’eminence et clarté du lieu où elles sont assises, et qu’un seing et une verrue au front paroissent plus que ne faict