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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/243

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refréchir ou eslargir son armée, si les maladies s’y mettoient, ny de loger à couvert ses blessez ; nuls deniers, nuls vivres qu’à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux ny de pays, qui le sçeut deffendre d’embusches et surprises ; et, s’il venoit à la perte d’une bataille, aucun moyen d’en sauver les reliques. Et n’avoit pas faute d’exemples pour l’un et pour l’autre party. Scipion trouva bien meilleur d’aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de defendre les siennes et le combatre en Italie où il estoit, d’où bien luy print. Mais, au rebours, Hannibal, en cette mesme guerre, se ruina d’avoir abandonné la conqueste d’un pays estranger pour aller deffendre le sien. Les Atheniens, ayant laissé l’ennemy en leurs terres pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire ; mais Agathocles, Roy de Siracuse, l’eust favorable, ayant passé en Afrique et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les evenemens et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers :

Et male consultis pretium est : prudentia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque merentes ;
Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur ;
Scilicet est aliud quod nos cogatque regatque
Majus, et in proprias ducat mortalia leges.

Mais, à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations en dependent bien autant, et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement et inconsidereement, dict Timaeus en Platon, par ce que, comme nous, nos discours ont grande participation au hazard.