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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/68

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vous fites de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la mort. Vostre mort est une des pieces de l’ordre de l’univers. C’est une piece de la vie du monde,

inter se mortales mutua vivunt
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.

Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? c’est la condition de vostre creation, c’est une partie de vous que la mort : vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous jouyssez, est egalement party à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre,

Prima, quae vitam dedit, hora,

carpsit.


Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.

Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie c’est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n’estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie ; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict,

Cur non ut plenus vitae conviva recedis ?

Si vous n’en avez sçeu user, si elle vous estoit inutile, que vous chault-il de l’avoir perdue, à quoy faire la voulez-vous encores ?

Cur amplius addere quaeris


Rursum quod pereat male, et ingratum

occidat omne ?

La vie n’est de soy ny bien ny mal : c’est la place du bien et du mal selon que vous la leur faictes. Et si vous avez vescu un jour, vous avez tout veu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ny d’autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition c’est celle mesme que vos ayeuls ont jouye, et qui entretiendra vos arriere-nepveux : Non alium videre patres : aliumve nepotes Aspicient. Et, au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma comedie se parfournit en un an. Si vous avez pris garde au branle de mes quatre saisons, elles embrassent l’enfance, l’adolescence, la virilité et la vieillesse du monde. Il a joué son jeu. Il n’y sçait autre finesse que de recomencer. Ce sera tousjours cela mesme,

versamur ibidem, atque insumus usque,
Atque in se sua per vestigia volvitur annus.