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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/100

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considerant combien elle devoit avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de corruption, et en mains si vicieuses.

Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole : nos actions qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas.

Les uns font accroire au monde, qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c’est que croire.

Nous trouvons estrange si aux guerres, qui pressent à ceste heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et diversifier d’une maniere commune et ordinaire : c’est que nous n’y apportons rien que le nostre. La justice, qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alleguée, mais elle n’y est ny receuë, ny logée, ny espousée : elle y est comme en la bouche de l’advocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s’y servent de la religion : ce devroit estre tout le contraire.

Sentez, si ce n’est par noz mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d’une reigle si droitte et si ferme. Quand s’est il veu mieux qu’en France en noz jours ? Ceux qui l’ont prinse à gauche, ceux qui l’ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s’y conduisent d’un progrez si conforme en desbordement et injustice, qu’ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu’ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des mœurs plus unies, plus unes ?

Voyez l’horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines : et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Ceste proposition si solenne : S’il est permis au subject de se rebeller et armer contre son Prince pour la defense de la religion : souvienne vous en quelles bouches ceste année passée l’affirmative d’icelle estoit l’arc-boutant d’un parti : la negative, de quel autre parti c’estoit l’arc-boutant : Et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’autre : et si les armes bruyent moins pour ceste cause que pour celle la. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu’il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing : et de combien faict la France pis que de le dire ?

Confessons la verité, qui trieroit de l’armée mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d’une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays, ou service du Prince, il n’en sçauroit bastir une compagnie de gens-darmes complete. D’où vient cela, qu’il s’en trouve si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvemens publiques, et que nous les voyons tantost n’aller que le pas, tantost y courir à bride avalée ? et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n’est qu’ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ?

Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion que les offices, qui flattent noz passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la Chrestienne. Nostre zele fait merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ny de pied, ny d’aile.

Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite.

Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict) Si nous le croyions, je ne dy pas par foy, mais d’une simple croyance : voire (et je le dis à nostre grande confusion) si nous