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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/137

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en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu’ils ramenerent en la ville d’Athenes, où il fut puny. Et les juges en reconnaîssance de ce bon office, ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d’en avoir soin. Plutarque témoigne ceste histoire, comme chose tres-averee et advenue en son siecle.

Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en credit) ce seul exemple y suffira, qu’Appion recite comme en ayant esté luy méme spectateur. Un jour, dit-il, qu’on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bêtes étranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitee, il y en avoit un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et espouvantable, attiroit à soy la veuë de toute l’assistance. Entre les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat des bêtes, fut un Androdus de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l’ayant apperceu de loing, s’arresta premierement tout court, comme estant entré en admiration, et puis s’approcha tout doucement d’une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnaîssance avec luy. Cela faict, et s’estant assuré de ce qu’il cherchoit, il commença à battre de la queuë à la mode des chiens qui flattent leur maître, et à baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable, tout transi d’effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r’assuré sa veuë pour le considerer et reconnaître : c’estoit un singulier plaisir de voir les caresses, et les festes qu’ils s’entrefaisoient l’un à l’autre. Dequoi le peuple ayant eslevé des cris de joye, l’Empereur fit appeller cest esclave, pour entendre de luy le moyen d’un si étrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et admirable :

Mon maître, dict-il, estant proconsul en Aphrique, je fus contrainct