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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/151

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intelligence : l’homme au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de nature, les cieux en ce monde mesme, et les terres, et les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage : et qui ont arraché nostre ame des tenebres, pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien et heureusement vivre, et nous guident à passer nostre aage sans desplaisir et sans offense. Cestuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant ?

Et quant à l’effect, mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.

Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.

Voyla des paroles tresmagnifiques et belles : mais un bien leger accident, mit l’entendement de cestuy-cy en pire estat, que celui du moindre berger : nonobstant ce Dieu precepteur et cette divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m’en vay parler de toutes choses. Et ce sot tiltre qu’Aristote nous preste, de Dieux mortels : et ce jugement de Chrysippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca recognoist, dit-il, que Dieu luy a donné le vivre : mais qu’il a de soy le bien vivre. Conformément à cet autre, In virtute vere gloriamur : quod non contingeret, si id donum a Deo non a nobis haberemus. Cecy est aussi de Seneca : Que le sage a la fortitude pareille à Dieu : mais en l’humaine foiblesse, par où il le surmonte. Il n’est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille temerité : Il n’y a aucun de nous