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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/168

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commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l’Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goust qu’elles se presentent à toy, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta cognoissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt.

Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d’ignorance : et en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouvrir, que la plus part n’ont pris le visage de l’asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n’ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoient allez en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quam norunt.

Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu’il sçait des Dieux, du monde, et des hommes, propose d’en parler comme un homme à un homme, et qu’il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d’un autre : car les exactes raisons n’estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l’un de ses Sectateurs a ainsin imité : Ut potero, explicabo : nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quæ dixero : sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort : discours naturel et populaire. Ailleurs il l’a traduit, sur le propos mesme de Platon. Si forte, de Deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum. Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis : ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis.

Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d’autres opinions, et d’autres creances, pour y comparer la sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se juge point par authorité et tesmoignage d’autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d’en alleguer en ses escrits. Cettuy-la est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de luy, que le beaucoup sçavoir apporte l’occasion de plus doubter. On le void à escient se couvrir souvent d’obscurité si espesse et inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son advis. C’est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive.

Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d’autruy par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quam necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque rem aperte judicandi, profecta à Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget ætatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine, ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota.

Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du subject, et amuser la curiosité de nostre esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz et descharné ? Clytomachus affermoit n’avoir jamais sçeu, par les escrits de Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a esté surnommé grec  ? La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe pour ne descouvrir la vanité de leur art : et de laquelle l’humaine bestise se paye aysément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,