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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/172

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forger des conjectures foibles et foles : non qu’ils les prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l’exercice de leur estude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse.

Et si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté, et vanité d’opinions, que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes et admirables ? Car pour exemple, qu’est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures : le regler, et le monde, à nostre capacité et à nos loix ? et nous servir aux despens de la divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu’il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition ? et par ce que nous ne pouvons estendre nostre veuë jusques en son glorieux siege, l’avoir ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres ?

De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d’excuse, qui recognoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l’honneur et la reverence, que les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque nom et en quelque maniere que ce fust.

Jupiter omnipotens rerum, regúmque, Deumque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion : Les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenements sortables. Les histoires payennes recognoissent de la dignité, ordre, justice, et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa misericorde daignant à l’adventure fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes d’une telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy, au travers des fausses images de leurs songes : Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses, sont celles que l’homme a forgé de son invention.

Et de toutes les religions, que Sainct Paul trouva en credit à Athenes, celle qu’ils avoyent dediée à une divinité cachée et incognue, luy sembla la plus excusable.

Pythagoras adombra la verité de plus pres : jugeant que la cognoissance de cette cause premiere, et estre des estres, devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration : Que ce n’estoit autre chose, que l’extreme effort de nostre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l’idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce project la devotion de son peuple : l’attacher à une religion purement mentale, sans object prefix, et sans meslange materiel : il entreprint chose de nul usage : L’esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les luy faut compiler à certaine image à son modelle. La majesté divine s’est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels et celestes, ont des signes de nostre terrestre condition : Son adoration s’exprime par offices et paroles sensibles : car c’est l’homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s’employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veuë de noz crucifix, et peinture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements ceremonieux de noz Églises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et cette esmotion des sens n’eschauffent l’ame des peuples, d’une passion religieuse, de tres-utile effect.

De celles ausquelles on a donné corps comme la necessité l’a requis, parmi cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil,

la lumiere commune,
L’œil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,