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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/177

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dieux recognoistre et recompenser à l’homme apres sa mort ses actions bonnes et vertueuses : puis que ce sont eux mesmes, qui les ont acheminées et produites en luy ? Et pourquoy s’offensent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu’ils l’ont eux-mesmes produict en cette condition fautive, et que d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir ? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon, avec grand’ apparence de l’humaine raison, s’il ne se couvroit souvent par cette sentence, Qu’il est impossible d’establir quelque chose de certain, de l’immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidemment que nous ? Car encores que nous luy ayons donné des principes certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité, qu’il a pleu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement, pour peu qu’elle se démente du sentier ordinaire, et qu’elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battuë par l’Église, comme tout aussi tost elle se perd, s’embarrasse et s’entrave, tournoyant et flotant dans cette mer vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu’elle pert ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses.

L’homme ne peut estre que ce qu’il est, ny imaginer que selon sa portée : C’est plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes, d’entreprendre de parler et discourir des dieux, et des demy-dieux, que ce n’est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture, les effects d’un art qui est hors de sa cognoissance. L’ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l’apparier à l’homme, la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses necessitez : luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr : de nos vestemens à se couvrir, et maisons à