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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/182

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hors de propos.

Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui combattent ces belles regles que nous avons taillées et prescriptes à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu mesme ! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et contre nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez occultes et de quint’essences ? car aller selon nature pour nous, ce n’est qu’aller selon nostre intelligence, autant qu’elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or à ce compte, aux plus advisez et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux là, l’humaine raison a persuadé, qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque : non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disoit noire : S’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose : s’il y a science, ou ignorance : ce que Metrodorus Chius nioit l’homme pouvoir dire. Ou si nous vivons ; comme Eurypides est en doubte, si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est ce que nous appellons mort, qui soit vie :

Τὶς δ οἰδεν ει ζῆν τοῦθ’ ὁ κέκληται θανεῖν,
Τὸ ζῆν οε θνέοκειν ἔοτι ;

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.

Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.

Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus