Aller au contenu

Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers l’estomach la machouëre d’embas. Ce lieu ne se doit passer, sans remerquer la vanité d’un si grand personnage : Car outre ce que ces considerations sont d’elles mesmes infiniment legeres, la derniere ne preuve qu’aux Grecs, qu’ils ayent l’ame en cet endroit là. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois.

Que craignons nous à dire ? Voyla les Stoïciens peres de l’humaine prudence, qui trouvent, que l’ame d’un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouvant desmesler de la charge, comme une sourix prinse à la trapelle.

Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition, aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils avoyent esté creés : la premiere creation n’ayant esté qu’incorporelle : Et que selon qu’ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l’esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devoit avoir une mesure d’alteration bien rare et particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit Plutarque de la teste des histoires, qu’à la mode des chartes, l’orée des terres cognuës est saisie de marests, forests profondes, deserts et lieux inhabitables. Voyla pourquoy les plus grossieres et pueriles ravasseries, se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes, et plus avant : s’abysmants en leur curiosité et presomption. La fin et le commencement de science, se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l’essor à Platon en ses nuages poëtiques : Voyez chez luy le jargon des Dieux. Mais à quoy songeoit-il, quand il definit l’homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avoyent envie de se moquer de luy, une plaisante occasion ? car ayans plumé un chapon vif, ils alloyent le nommant, l’homme de Platon.

Et quoy les Epicuriens, de qu’elle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer, que leurs atomes, qu’ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur, et un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde : jusques à ce qu’ils fussent avisez par leurs adversaires, que par ceste description, il n’estoit pas possible qu’ils se joignissent et se prinsent l’un à l’autre, leur cheute estant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes paralleles ? Parquoy il fut force, qu’ils y adjoustassent depuis un mouvement de costé, fortuite : et qu’ils fournissent encore à leurs atomes, des queuës courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s’attacher et se coudre.

Et lors mesme, ceux qui les poursuyvent de ceste autre consideration, les mettent il pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison et un soulier ? Pourquoy de mesme ne croid on, qu’un nombre infini de lettres Grecques versées emmy la place, seroyent pour arriver à la contexture de l’Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n’en est point capable : Il n’est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par ceste mesme argumentation fait le monde mathematicien : Et le fait musicien et organiste, par ceste autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde : Il est donc sage.

Il se void infinis pareils exemples, non d’argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans leurs autheurs non tant d’ignorance que d’imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions, et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisamment un amas des asneries de l’humaine sapience, il diroit merveilles.

J’en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus moderees. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l’homme, de son sens et de sa raison, puis qu’en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l’humaine suffisance, il s’y trouve des deffauts si apparens et si grossiers. Moy j’aime mieux croire qu’ils