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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/199

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phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit : Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soyent nez chez moy, et sans patron, je sçay qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu’un de dire : Voyla d’où il le print.

Mes mœurs sont naturelles : je n’ay point appellé à les bastir, le secours d’aucune discipline : Mais toutes imbecilles qu’elles sont, quand l’envie m’a prins de les reciter, et que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et d’exemples : ç’a esté merveille à moy mesme, de les rencontrer par cas d’adventure, conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l’ay appris qu’apres qu’elle est exploittée et employée.

Nouvelle figure : Un philosophe impremedité et fortuit.

Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç’a esté plustost une interpretation des mouvemens de l’ame, qu’une division, et separation qu’il en ayt voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c’est tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’experience qu’il en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de l’ame : de là il n’est pas inconvenient qu’elle s’escoule par le reste du corps :

medium non deserit unquam
Coeli Phoebus iter : radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances, et en remplit le monde.

Cætera pars animæ per totum dissita corpus
Paret, Et ad numen mentis moménque movetur.

Aucuns ont dict, qu’il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes, et s’y en retournoyent, se remeslant tousjours à ceste matiere universelle :

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractúsque maris coelumque profundum :