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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/204

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tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une ame estant à soy, et en ses forces, capable de discours et de deliberation : non pas à cet inconvenient, où chez un philosophe, une ame devient l’ame d’un fol, troublée, renversée, et perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente, que, par quelque forte passion, l’ame peut engendrer en soy-mesme : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l’estomach, nous jectant à un esblouyssement et tournoyement de teste :

morbis in corporis avius errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque gravi Lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutúque cadenti.

Les philosophes n’ont, ce me semble, guere touché ceste corde, non plus qu’une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme tousjours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition : Ou l’ame est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l’autre branche : Quoy, si elle va en empirant ? Et laissent aux poëtes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s’offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere : Ceste ame pert l’usage du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l’humaine raison, que le meslange et societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel et l’immortel, est inimaginable :

Quippe etenim mortale æterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitánsque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum in concilio sævas tolerare procellas ?

Davantage ils sentoyent l’ame s’engager en la mort, comme le corps.

simul ævo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l’image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c’est une defaillance et cheute de l’ame aussi bien que du corps. Contrahi animum, Et quasi labi putat atque decidere. Et ce qu’on apercevoit en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en ceste extremité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l’ouïr, qui le fleurer, sans