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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/209

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sang, cuit et digeré par la chaleur des genitoires : ce qu’ils jugent de ce qu’aux extremes efforts, on rend des gouttes de pur sang : enquoy il semble qu’il y ayt plus d’apparence, si on peut tirer quelque apparence d’une confusion si infinie. Or pour mener à effect ceste semence, combien en font-ils d’opinions contraires ? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voyla les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l’exemple de moy-mesme, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze moys. Le monde est basty de ceste experience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, et si nous n’en sçaurions estre d’accord.

En voyla assez pour verifier que l’homme n’est non plus instruit de la cognoissance de soy, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé luy mesmes à soy, et sa raison, à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle mesme.

Et, qui ne s’entend en soy, en quoy se peut il entendre ?

Quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sçeut jamais seulement la sienne. Si ce n’est luy, sa dignité ne permettra pas qu’autre creature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, ceste favorable proposition n’estoit qu’une risée, qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas et du compasseur.

Quand Thales estime la cognoissance de l’homme tres-difficile à l’homme, il luy apprend, la cognoissance de toute autre chose luy estre impossible.

Vous, pour qui j’ay pris la peine d’estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, et exercerez en celà vostre esprit et vostre estude : car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C’est grande temerité de vous