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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/211

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les plus contraintes qu’on peut. En l’estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches : il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, et recompenses mortelles et immortelles : encores voit-on que par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où estre saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ny prise. Certes il est peu d’ames si reglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte : et qui puissent avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle.

C’est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l’esprit, à qui ne sçait s’en armer ordonnément et discrettement. Et n’y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbieres, pour tenir sa veuë subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l’usage et les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu’il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu’un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l’ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre : pour vous deffaire de cette dangereuse peste, qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif à l’extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n’offencera, ny vous, ny vostre assistance.

La liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisoit en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d’opinions differentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre party. Mais à present, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam, quæ non probant, cogantur defendere : Et que nous recevons les arts par civile authorité et ordonnance : Si que les escholes n’ont qu’un patron et pareille institution et discipline circonscripte, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent et valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l’approbation commune et le cours leur donne : on ne plaide pas de l’alloy, mais de l’usage : ainsi se mettent egallement toutes choses. On reçoit la medecine, comme la