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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/217

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Quoy qu’on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le presente, c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion ; seules, marque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle. Au-moins devroit nostre condition fautiere nous faire porter plus moderément et retenuement en noz changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c’est par ces mesmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n’est il pas merveille s’ils se démentent, estant si aisez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N’avons nous pas l’esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu’en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d’un tout autre visage que le chagrin et la melancholie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent ? Cleomenes, fils d’Anaxandridas, estant malade, ses amys luy reprochoient qu’il avoit des humeurs et fantasies nouvelles et non accoustumées : Je croy bien, fit-il ; aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels